Un essai qui s’achève sur un épilogue s’intitulant « Suis-je le dernier poète d’Europe ? » ne peut qu’attirer l’attention de celle qui, achevant un travail de recherches sur la littérature yiddish du Khurbn, a fait le triste constat que, dans la Bibliothèque de l’Anéantissement, cette littérature, en France, n’est pas sur le devant des rayons. En effet, au sein des publications scientifiques consacrées à la littérature de la Shoah, peu de place, pour ne pas dire très peu voire pas, lui est accordée, comme si elle n’intéressait que le cercle restreint des spécialistes yiddishophones.
C’est en juin 1943 que s’interroge ainsi le poète du ghetto de Vilnius, Avrom Sutzkever, quelques mois précisément avant qu’un autre poète yiddish, Yitskhok Katzenelson, ne rédige, depuis le camp de Vittel où il est interné, son chant des Lamentations, Le Chant du peuple juif assassiné. Pareille question à pareil moment en pareil lieu porte tout autant sur la possibilité matérielle et psychologique de créer « quand la réalité est meurtre[1] » autour de soi que sur le devenir même de la poésie lorsqu’elle n’a plus à dire des expériences de vie mais des expériences de destruction, de dévastation et d’anéantissement. Peut-elle encore exister quand le poète ne peut plus être celui dont le souffle « fait naître chemins et routes », « éveille la symphonie des esprits », celui dont la langue « porte le globe » [2] ? La réponse est : oui. Car, ce qui meut Sutzkever, comme tous ceux qui, dans les ghettos et les camps, assistant chaque jour à l’anéantissement en train de se faire, écrivent avec fébrilité, c’est le désir de consigner et d’enregistrer, sous les formes les plus diverses et inattendues, tout ce à quoi ils assistent, tout ce qu’ils subissent et qui peut sembler incroyable. C’est le désir de laisser des « traces », traces de vie, de survie, de lutte, d’agonie et de mort, autant de « preuves » non seulement du génocide mais aussi d’existences et de résistance au quotidien par les armes, la culture, l’écriture.
Maxime Decout consacre précisément son dernier ouvrage à cette volonté absolue de « faire trace », renouvelant ainsi non seulement la manière d’aborder la littérature de la Shoah – dont il montre qu’elle « s’écri[t] avec le mal d’archive » (p. 19) dont elle souffre –, encore trop souvent traitée sous le prisme des deux grands débats qui intéressent la critique depuis les années 60 : celui sur l’ineffable – est-ce dicible ? – et celui sur les rapports qu’entretiennent les écrits testimoniaux avec la littérature – le témoignage est-il un genre ? est-il un genre littéraire ? – mais encore le corpus. En effet, pour tenter de mettre en œuvre l’« essayer-savoir » que le chercheur définit avec beaucoup de justesse[3], il convient de multiplier les approches et les œuvres : « Il faut des poèmes, des récits et des livres d’histoire, tout cela ensemble. Il est impensable qu’une œuvre nous fasse saisir l’événement de manière à ce qu’on dise : “Voilà quelque chose qui me paraît tellement fort que j’y trouve l’essentiel. Ça y est, j’ai saisi ce dont il s’agit.” C’est une panoplie d’œuvres qui nous aident véritablement à approcher de la Shoah[4] », explique l’historien Saul Friedländer.
Et c’est bien à partir d’une panoplie d’œuvres, testimoniales comme mémorielles, de genres variés, depuis celles considérées comme des « modèles » relevant du « canon pédagogique »[5] jusqu’à des textes plus méconnus pour ne pas dire inconnus, et d’un ensemble de lieux, virtuels et réels[6], que Maxime Decout conduit sa recherche, celle qui vise à démontrer que « les écritures de la Shoah » ont eu, et ont encore et toujours, pour objectif de lutter « contre l’effacement » : l’effacement des êtres, de leur culture et de leur langue, l’effacement des traces et des preuves, l’effacement des témoins, tout cela devant aboutir à l’effacement des faits eux-mêmes, n’en déplaise à Judith Lyon-Caen[7]. Quant aux textes écrits pendant la guerre, dans les lieux mêmes de l’anéantissement, « contre l’effacement », précise Maxime Decout avec autant de pertinence que de poésie, signifie « entre proximité et opposition, à la fois tout contre l’effacement et à l’encontre de celui-ci » (p. 19).
Ces textes, qu’il appelle des « textes de la survivance » et auxquels il consacre un chapitre, sont de ceux qui font éprouver « l’essayer-savoir » auquel je faisais ci-dessus référence. Ils sont ceux qui font approcher par la pensée la Shoah de façon particulièrement aiguë en ce qu’ils donnent accès à la spécificité de l’expérience des Juifs d’Europe de l’Est, l’expérience de ce que signifie précisément la « solution finale », l’extermination d’un peuple entier jusqu’au dernier, « littéralement jusqu’au dernier », selon les mots d’Elie Wiesel[8], l’expérience qui consiste pour les communautés enfermées dans les ghettos à assister au quotidien à l’anéantissement en train de se faire : « La destruction, vous savez, vous voyez la destruction, vous la voyez progressivement, vous l’identifiez. Elle a le visage de la mère, de la sœur, du cousin, de l’ami du village de Roumanie, de Hongrie ou de Pologne[9] ». Ces textes, Maxime Decout en lit avec nous quelques-uns : à côté des journaux d’Hélène Berr et d’Etty Hillesum, on trouve les écrits des Sonderkommandos d’Auschwitz-Birkenau, auxquels on aurait pu ajouter celui d’Abraham Levite[10], rédigé dans les derniers jours du fonctionnement du camp, les poèmes de Katzenelson et de Szlengel, écrits respectivement en yiddish et en polonais depuis le ghetto de Varsovie tout comme les textes de l’historien Ringelblum. Ce corpus permet de poser la question cruciale du lecteur, puisque, à la différence des récits testimoniaux qui ont été écrits après coup, ces « textes de la survivance » sont « sans lecteurs contemporains ». Pour autant, ils « s’écrivent pour un lecteur », « un lecteur potentiel », « un lecteur à venir » (p. 65), « un lecteur du futur » (p. 69), « un lecteur en puissance » (p. 71), qu’ils « convoquent », « invoquent », « constituent depuis l’intérieur de l’écriture afin que cette dernière puisse continuer, prendre forme et se développer » (p. 65), qui donne « du sens à la démarche d’écriture » (p. 71) et lui offre un « mouvement vers l’avant » (p. 69). Or ce lecteur, c’est nous. Nous qui sommes interpellés, nous à qui est confiée « une double mission » : « relayer […] l’éradication des faits par le génocide et faire survivre le texte » (p. 72).
Mais ces écrits, il faut savoir les lire en acceptant l’ambiguïté qui les constitue : ils sont tout autant documents qu’ils sont œuvres, œuvres littéraires. Aussi convient-il de ne pas les réduire à ce seul premier statut, car « à s’en tenir là, on risque d’être aveugles à la manière dont leur écriture nous ébranle », une « écriture égarée et souffrante […] qui nous importe » (p. 51-52). Pour mieux nous faire sentir cette ambiguïté et toute la richesse qu’elle renferme, Maxime Decout s’appuie sur deux œuvres à caractère mémoriel, écrites à dix ans d’intervalle, la première, L’Instruction, du dramaturge allemand Peter Weiss, la seconde, Holocauste, du poète objectiviste américain Charles Reznikoff. Toutes deux, conçues à partir d’archives de procès des grands criminels nazis, ont pour point commun de transformer en œuvre littéraire le document sans pour autant porter atteinte au compte rendu factuel qu’il contient : « Le lecteur se tient devant des textes au statut incertain qui, se tendant vers le document, ne cessent de l’outrepasser. » (p. 99)
Par la lecture qu’il en propose, acceptant leur « statut incertain » sans tenter de le dépasser en vain, Maxime Decout nous rappelle combien, pour transmettre la Shoah, les disciplines que constituent les études littéraires et l’histoire sont complémentaires, l’une ne faisant pas autorité sur l’autre : pour comprendre la Shoah, « il faut une panoplie d’œuvres », disait Friedländer, mais aussi un ensemble d’approches variées et des regards qui se croisent. C’est de la sorte que l’on parviendra peut-être à dépasser la mélancolie dans laquelle peut nous plonger la conscience aiguë que nous avons que « l’extermination a rendu le savoir vain » (p. 137), ne permettant plus que d’« élaborer un savoir de la ruine du savoir » (p. 138). Aussi est-il nécessaire d’accorder une place primordiale à la littérature de l’enquête non-fictionnelle, genre qui n’est pas nouveau puisqu’il a vu le jour en 1997 avec Dora Bruder de Modiano, mais qui, au cours de ces quinze dernières années, a fleuri, chaque rentrée littéraire voyant apparaître son quota d’œuvres, de qualité, il convient de le dire, très inégale. De fait, cette littérature est « une matière vivante qui agite le passé dans le présent », elle est un « fait qui participe de ce qu’est le génocide aujourd’hui », constituant la preuve de l’échec des nazis dans leur projet d’effacement du génocide lui-même.
Avec Faire trace. Les écritures de la Shoah Maxime Decout nous fait prendre conscience que le savoir que l’on parvient à acquérir au fil du temps pour tenter d’approcher par la pensée la Shoah est quelque chose de mouvant, toujours en tension. C’est pourquoi, il convient de ne jamais le considérer comme acquis, immuable et définitif et de sans cesse l’interroger en multipliant les approches, les perspectives et en usant d’un panel d’instruments de travail le plus large possible. Aussi nous conforte-t-il dans l’idée que, pour transmettre la Shoah, et notamment à de jeunes esprits en construction, il faut des œuvres de toutes sortes, journaux personnels, romans, poésie, théâtre, livres d’histoire, mais aussi des essais littéraires, dont celui-ci fait indubitablement partie.
[1] Avrom Sutzkever, « visages dans les marécages », in heures rapiécées – poèmes en vers et en prose, traduit du yiddish par Rachel Ertel, Paris, éditions de l’éclat, 2021, p. 63.
[2] Avrom Surzkever, « un poète la nuit », ibid., p. 21.
[3] « un effort tendu vers un savoir à trouver et à construire, dans lequel la pensée ne se présente pas comme un état fixe mais est en train de s’élaborer et de se questionner », un « savoir qui échappe au savoir », « qui travaillerait de l’intérieur, jusqu’à l’obsession, malgré ses échecs, ou même en raison de ceux-ci », « un savoir dérouté », « un ensemble d’essais pour instaurer les conditions d’une pensée, pour la mettre en forme et la communiquer », Maxime Decout, Faire trace – Les écritures de la Shoah, Paris, Corti, 2023, respectivement p. 111, p. 114, p. 115.
[4] Saul Friedländer, Réflexions sur le nazisme – Entretiens avec Stéphane Bou, Paris, Seuil, 2016, p. 57.
[5] J’emprunte ces termes à Fransiska Louwagie, Témoignage et littérature d’après Auschwitz, Leiden, 2020, Brill Rodopi, p. 10.
[6] Maxime Decout consacre aux archives de la Fondation Spielberg ainsi qu’à celles, démesurées, du projet Behind Every Name a Story du United States Holocaust Memorial Museum (USHMM) un chapitre critique des plus intéressants pour ceux qui réfléchissent à ce qu’est « faire mémoire » aujourd’hui – une entrée qui pourrait s’avérer extrêmement féconde pour la conception et la mise en œuvre d’un enseignement interdisciplinaire de la Shoah.
Par ailleurs, dans ce même chapitre, l’essayiste revient sur la question du tourisme mémoriel de masse, ou dark tourism, véritable « industrie de la mémoire » (cf. dossier du numéro 3 de la revue Mémoires en jeu, « tourisme mémoriel : la face sombre de la terre ?, mai 2017), qu’il s’agisse des lieux où ont été commis les crimes, des musées ou des expositions temporaires. Il nous offre à cette occasion un détour par le roman de l’écrivain israélien Yishaï Sarid, Le monstre de la mémoire, afin de nous faire réfléchir sur la mémoire quand elle devient « tentaculaire et monstrueuse » (p. 226).
[7] Semblant vouloir réveiller une vieille guerre depuis longtemps éteinte entre historiens et littéraires, au sein d’une attaque d’un autre temps, motivée par des raisons aussi obscures que malvenues au moment où resurgit partout dans le monde l’antisémitisme, l’historienne écrit en introduction à son article « Le fait et la destruction – À propos de Maxime Decout, Faire trace. Les écritures de la Shoah, Corti » (La vie des idées, 6 décembre 2023, consultable à l’adresse suivante : https://laviedesidees.fr/Le-fait-et-sa-destruction) : « Les études littéraires doivent tenir compte de deux enjeux-clés : la factualité et la vérité ».
[8] Il s’agit de la conversation qu’il eut le 1er mars 1995 avec Jorge Semprun dans l’émission Entretien diffusée sur Arte. Leur échange a été retranscrit par la suite dans un ouvrage publié aux éditions Mille et une nuits.
[9] Jorge Semprun, in Se taire est impossible, n°85, Paris, Mille et une nuit, 1995, p. 13.
[10] Ce texte est une préface à une anthologie visant à regrouper des textes clandestins rédigés au sein du camp par des déportés juifs. Il a été publié, sous la direction de Philippe Mesnard, dans Traces de Vie à Auschwitz. Un manuscrit clandestin (Paris, Bord de l’eau, 2022) et commenté par des spécialistes français, italiens et américains. Des modules pédagogiques sont également proposés de manière à l’étudier en classe de collège et de lycée. Un dossier lui est consacré dans la revue Mémoires en jeu on line : https://www.memoires-en-jeu.com/dossier/autour-du-recueil-auschwitz/ et des modules pédagogiques complémentaires sont proposés à l’adresse suivante : https://www.memoires-en-jeu.com/pedagogie/traces-de-vie-a-auschwitz-un-manuscrit-clandestin-modules-pedagogiques-complementaires-a-ledition-papier/.