En 2016 était publiée une vaste enquête sur l’histoire nationale racontée par les élèves français. Près de 7 000 enfants de l’élémentaire au lycée avaient répondu à la consigne suivante : « Raconte l’histoire de ton pays. » Encadrant toute une équipe de recherche, Françoise Lantheaume et Jocelyn Létourneau ont ainsi rassemblé plus de 6 000 récits d’élèves. Or, à lire l’ensemble de ces textes où se discerne ce que les élèves ont retenu de l’histoire nationale, presque rien n’émerge de l’histoire coloniale. Moins de 1% des récits évoquent la colonisation, seul Aimé Césaire est cité comme personnage pouvant être raccroché à cette histoire coloniale française, et il l’est par un élève d’une école martiniquaise…
Autant dire que la colonisation semble rester largement, dans les mémoires scolaires, un impensé de la mémoire nationale de l’école française, massivement envahie par les mémoires de la Première et surtout de la Seconde Guerre mondiale. Seule exception notable : la guerre d’Algérie citée dans une petite cinquantaine de récits (sur plus de 6 000), essentiellement du secondaire, sans référence explicite à la domination coloniale, sauf dans de très rares travaux d’élèves. Des formulations neutres viennent dire l’absence de contenu réel à mettre en avant là où les élèves peuvent le faire sur la Shoah par exemple. Dès lors, qu’en est-il, aujourd’hui en France, après plus de quarante ans maintenant d’une écriture scolaire de la guerre d’Algérie, de ce souhait qu’exprimait encore récemment le rapport Stora, de vouloir apaiser les mémoires franco-algériennes grâce à l’école et au renforcement de l’enseignement concernant la guerre d’Algérie ?
Contrairement à une idée souvent énoncée, la guerre d’Algérie a été largement présente dans les programmes et manuels scolaires (Falaize, p. 57-64). Elle a été objet d’apprentissage scolaire dès les années 1970 au collège, puis en 1983 au lycée, et d’investissement de la part des enseignants, certes différencié en fonction de leur engagement dans la discipline et la transmission de l’histoire contemporaine et aussi au regard de leur maîtrise longtemps peu affirmée des contenus scientifiques disponibles. Une nécessaire chronologie de cet enseignement s’impose, dès lors, pour bien comprendre que le terrain n’est pas vierge et combien la faible visibilité de cette histoire-là dans la mémoire et la conscience historique des élèves a quelque chose de surprenant, ou, peut-être mieux, d’éclairant.
En dehors des programmes de 1983 qui, pour le lycée, ont contribué à la réalisation de manuels scolaires souvent complets dans leur approche politique, les années 1990 ont été largement marquées, dans les consciences des enseignants, par l’émergence mémorielle de la question du 17 octobre 1961. La guerre n’était pas que « là-bas », mais bien aussi sur le sol métropolitain. Le livre de Jean-Luc Einaudi sur la répression dans Paris suite à la manifestation du FLN mais aussi la mise en récit des répressions de Sétif, Guelma et Kherrata par Mehdi Lallaoui dès 1991 (Ledoux, p. 148-168) mettent en scène autant de passés qui ne passent pas, reprenant ici explicitement souvent la référence aux travaux d’Henry Rousso et d’Éric Conan. Du reste, le procès Papon des années 1997-1998 viendra mettre en lumière le rôle d’un haut fonctionnaire (Papon) aux prises avec une double mémoire, celle du procès et de la déportation, et une autre moins visible mais sans cesse rappelée, de la répression des Algériens pendant la guerre (voir notamment Daeninckx). Cette mémoire de dénonciation qui s’installe au sujet du passé colonial en Algérie trouve dans le débat public un moment central quand le général Aussaresses en retraite témoigne en 2000, dans le journal Le Monde, sur la torture qu’il reconnait comme avoir été nécessaire (Beaugé). Beaucoup se souviennent de la façon dont ses propos ont été perçus dans le monde des professeurs d’histoire-géographie. Dès lors, la question algérienne devient une question sensible d’enseignement et ce d’autant plus qu’elle s’inscrit dans un contexte de débats sur l’immigration et la place des enfants issus de l’immigration maghrébine principalement. C’est aussi un an plus tard que les enseignants disposent de deux thèses récentes parues en livre, celles de Sylvie Thénault sur la justice (2001) et celle de Raphaëlle Branche sur la torture (2001). Les travaux scientifiques de grande qualité alliés aux débats de plus en plus fréquents sur la guerre d’Algérie obligent, au sens noble du terme, les enseignants à s’en saisir. Il est inutile sans doute de revenir sur l’article 4 de la loi dite Mekachera de 2005 votée puis retirée sur l’ordre de Jacques Chirac et qui engageait l’Éducation nationale à vanter les aspects positifs de la colonisation, et notamment en Afrique de Nord. L’idée d’une « oeuvre française » dans le monde colonial ne pouvait plus passer aux yeux des historiens et des enseignants de cette discipline, loin d’une longue tradition scolaire qui vantait l’apport de la « civilisation française » en Algérie. L’article 4 fut symptomatique d’un mouvement fort (qui persiste) d’une lecture à contre-courant des travaux universitaires sur ce que fut la colonisation et principalement en Algérie ; mais il fut significatif également du clivage désormais marqué entre historiens et porteurs d’une mémoire nostalgique de la présence française. Cette décennie est riche également de la nouvelle importance mémorielle accordée aux harkis, ces supplétifs de la mémoire nationale, relégués par leur statut indéterminable (héros, traitres, malgré-eux ? ) au sein des manuels scolaires qui privilégiaient, depuis 1983, la lutte entre la France et le FLN, entre l’OAS et De Gaulle.
Quand en 2012 les programmes scolaires innovent en inscrivant les mémoires de la guerre d’Algérie dans les programmes de Terminale du lycée général, c’est en concurrence avec les mémoires de la Shoah et de la résistance, par le choix laissé aux enseignants, de traiter soit « L’historien et les mémoires de la Seconde Guerre mondiale », ou « L’historien et les mémoires de la guerre d’Algérie ». Certes, comme le rappelle Abderahmen Moumen dans L’Obs, cette mise au programme s’accompagne d’une refonte de l’écriture des manuels scolaires concernant l’histoire franco-algérienne et la guerre, s’appuyant sur le renouvellement et les avancées historiographiques de la décennie écoulée. Pour autant, dans les pratiques quotidiennes, les enseignants préfèrent, à plus de 80 % (voire plus dans certains établissements) les mémoires de la Seconde Guerre mondiale, mieux connues, plus éprouvées, et surtout plus consensuelles devant les élèves. La guerre d’Algérie peine encore à s’imposer comme un sujet maîtrisé et ordinaire. « Nous vivons à la merci de mauvais souvenirs », aurait dit le romancier Patrick Modiano.
Toutes ces vingt dernières années ont été marquées par la volonté de faire de l’enseignement de la guerre d’Algérie le lieu d’une histoire commune. En redéfinissant un récit commun, fédérateur, n’excluant aucune mémoire, l’idée optimiste voulait que l’école puisse, par la formation des esprits des élèves et la formation continue des enseignants, parvenir à faire en sorte que l’institution scolaire permette de passer de mémoires plurielles, déchirées et souvent opposées à une mémoire commune et partagée, à partir de laquelle les élèves doivent apprendre à entendre et à comprendre les différentes voix issues de l’histoire. L’idée est, et reste largement, de former les enfants à l’intelligence qu’offre l’analyse historienne raisonnée et adossée aux meilleurs contenus scientifiques afin de définir un récit global, complexe et intégrateur pour toute une jeunesse qui se reconnait dans cette histoire, ou pas, et qui n’attend qu’une chose : que l’on pose les mots sur les événements, que l’on dise l’histoire. C’est même une urgence absolue pour beaucoup d’enseignants, soucieux de la concorde civile en France. Car au fond, faire l’histoire de la guerre d’Algérie en classe avec rigueur et conscience des enjeux mémoriels devrait amener les élèves d’une part à apprendre à comprendre et accepter la polyphonie du récit et, d’autre part, à leur permettre de trouver une place dans l’histoire commune de la France, sans être obligatoirement dans des enjeux de concurrence. Certains enseignants le disent haut et fort : « C’est notamment ainsi que nous pouvons permettre l’émergence d’un véritable et solide vivre-ensemble plus républicain, fraternel, tolérant et humaniste. » (Chabane, p. 203) Dans le contexte du débat politique, social, sécuritaire et identitaire français du moment, que risquons-nous, éducateurs, à penser cela ? Renoncer serait suicidaire.
L’évolution de l’inscription de l’espace colonial dans les manuels scolaires et les programmes permet de mesurer également ce qu’ont pu être les mutations à l’oeuvre dans l’univers scolaire. Françoise Lantheaume avait analysé les évolutions majeures de l’écriture des manuels scolaires jusqu’au début des années 2000. La première évolution réside dans ce qu’elle appelle le rôle de « refroidisseur » de la question joué par les auteurs des livres (Lantheaume, 2002). Ce refroidissement des enjeux, à l’oeuvre dans les livres scolaires, se fait par la dissémination de l’objet au sein de plusieurs niveaux de classe. L’occultation de thèmes majeurs de la colonisation est évidemment un autre moyen de refroidir la question. La violence coloniale par exemple, si elle est décrite, héroïsée et mise en valeur jusqu’aux années 1960 comme la marque de la civilisation française qui s’affirme y compris par les armes, tend progressivement à être euphémisée, reléguée dans l’explication, pour être finalement peu étudiée. De la même manière, le racisme colonial que dénonçait Pierre Vidal-Naquet n’est presque jamais présenté dans sa particularité et ses manifestations idéologiques et quotidiennes. Au fond, l’évolution de l’écriture des manuels s’est lentement dirigée vers une moralisation du conflit colonial : les violences sont, depuis les années 1980, renvoyées dos à dos. La critique raisonnée et apparemment fiable ou objective de la colonisation (par la profusion des documents présentés) se fait par la critique des excès de l’armée française, des colons comme des partisans du FLN et de l’ALN par exemple. Cette moralisation empêche parfois de penser l’histoire dans toute sa complexité, mais a le mérite pratique de « refroidir » la question autour de valeurs sur lesquelles l’accord peut être fait. Si Françoise Lantheaume a montré dans sa thèse comment la dimension morale mobilisée pour parler de la guerre et des victimes permettait de transférer sur les droits de l’homme la question de la violence de la décolonisation pendant la guerre d’Algérie, cette inclinaison n’est pas suffisante. Si l’on suit Paul Ricoeur qui parlait d’une nécessaire « juste mémoire », peut-être est-il permis et urgent d’en appeler à une « juste pédagogie » de l’histoire, qui puisse construire une histoire critique sans mésestimer la force sociale de la mémoire en jeu, qui puisse être fidèle au passé sans renier la vérité et être fidèle à la vérité académique, sans rien retirer de la dignité des personnes inscrites dans l’histoire, autour desquelles s’organisent des lieux et des discours de mémoires, somme toute, bien légitimes.
Reste à développer, avec exigence, la construction d’un récit reposant sur des faits plus que sur des affects, sur des éléments vérifiables plus que sur des mémoires parfois parcellaires, pour établir un récit national pluriel, porteur d’espoirs et de vie en commun, pour les générations à venir. Car la liste est longue de ce qui manque encore à un bon enseignement de la colonisation en Algérie. La violence coloniale non réservée à la seule période de la guerre d’Algérie, mais aussi le racisme colonial, en tant qu’ils structurent la situation de l’Algérie sous la domination française restent à être mieux définis, sans euphémisation. À l’inverse, ou également, une mise en scène de la rencontre coloniale est encore à écrire et à dire en classe, avec ses zones grises, ses alliances, ses accommodements et ses solidarités.
Faut-il espérer un récit partagé, polyphonique et intégrateur ? Ou, dit autrement, est-il possible d’avoir un récit qui ne soit pas consensuel, donc qui soit polyphonique, et pour autant intégrateur, en mesure d’accepter la pluralité des récits ? Et est-ce que ce récit de la guerre d’Algérie qui redonnerait prise aux acteurs, dans la complexité du réel passé, dans les ambiguïtés et les positions des uns et des autres, aurait la capacité à régler les conflits de mémoire au sein de la société française ? C’est bien sûr l’ambition que se donne l’enseignement scolaire. Aujourd’hui inscrite dans les programmes, au collège comme au lycée général, la guerre d’Algérie occupe une place reconnue. Au collège, c’est dans la classe de Troisième que l’Algérie trouve sa place, même si celle-ci est au choix. Dans le deuxième thème intitulé : « Des colonies aux États nouvellement indépendants », le programme propose une étude « conduite à partir d’un exemple au choix : l’Inde, l’Algérie, un pays d’Afrique subsaharienne ». Comme à l’école élémentaire, la guerre d’Algérie n’est pas obligatoirement au programme, les élèves doivent attendre le lycée pour être certains d’aborder la question. En effet, si dès la classe de Première la colonisation en Algérie est présentée, l’étude de la guerre d’Algérie apparaît en Terminale dans un chapitre sur la France intitulé « La France : une nouvelle place dans le monde », associant plusieurs thèmes autour de la chute de son empire colonial, la naissance de la Ve République et « la crise algérienne de la République française ». Un axe de focalisation (« point de passage et d’ouverture ») sur la guerre elle-même et ses mémoires fait de ce thème une question désormais proposée à tous les élèves du cycle général. Dans l’enseignement de spécialité, la guerre est également présente dans un item « Mémoires et histoire d’un conflit : la guerre d’Algérie ». Comme l’écrit de façon optimiste Abderahmen Moumen dans l’article cité plus haut : « Ainsi, malgré les mémoires parfois vives, les controverses et les sporadiques instrumentalisations politiques, il est utile de rappeler – s’il en était besoin – que l’écriture de l’histoire de la guerre d’Algérie, et son enseignement continuent sereinement son développement en France. »
Mais souvenons-nous de l’enquête du Récit du commun présentée plus haut et le bilan de quarante ans de présence de cet enseignement ne débouchant que sur une mémoire coloniale scolaire lacunaire, presque invisible. À l’heure des réseaux sociaux et des mutations de la société de communication qui est la nôtre, ce serait une bien grande responsabilité de faire peser sur l’école la possibilité, à elle seule, ou essentiellement par elle, de résoudre les conflits de mémoire liés à la guerre d’Algérie. L’école est inscrite dans un contexte global et doit faire face à de multiples contraintes, et d’abord didactiques. Le temps est restreint pour travailler en profondeur ces sujets, surtout si ceux-ci méritent discussions, débats, déminages des idées reçues. D’autant qu’une difficulté propre au sujet colonial rejaillit nécessairement en classe et relève de la contradiction qui existe entre une France républicaine qui proclame ses principes et ses valeurs et qui, en terres coloniales, ne les applique pas. Cette contradiction majeure entre les valeurs républicaines de la France et les pratiques autoritaires et discriminatoires dans les colonies, notamment au moment de la libération en 1945 et de Sétif, ou pendant la guerre d’Algérie, a été, et peut être encore, une sorte d’angle mort des cours d’histoire dans le secondaire que l’enseignant a parfois du mal à négocier face aux élèves ne comprenant pas comment on peut à la fois se réclamer des droits de l’homme et torturer ou avoir recours à une justice expéditive. Dans l’Express, l’historien Henri-Irénée Marrou constatait dès 1956 : « Je vois nos fils, soldats de la république, obligés de combattre des hommes qui invoquent les mots sacrés pour nous de liberté, d’égalité, d’honneur. Ces mots, ce n’est pas le Coran qui les leur a appris. Ils les tiennent de l’enseignement de nos instituteurs. Nous les appelons des rebelles, mais comment pouvons-nous vouloir les retenir de force, nous qui professons que la communauté nationale doit être consentie. Nous luttons contre eux avec des méthodes qui sont la négation même du nom français, de la réalité française, de la présence française, de tout ce que nous prétendons défendre. »
En plus de ces contradictions parfois complexes à expliquer devant des adolescents, surtout quand la formation des professeurs d’histoire est inégale, les enseignants restent parfois, même à leur corps défendant, enfermés dans un diptyque impensé, partagé entre aspects positifs et aspects négatifs de la colonisation, encore présent dans les classes. Car cet impensé colonial qui traverse encore largement la société s’accompagne également de l’idée selon laquelle l’histoire coloniale est un phénomène relativement étranger à la France. Ou que, pour le moins, elle n’en est pas le coeur1.
Et puis reste la question sociale. Abdelmalek Sayad ou encore l’historien Gérard Noiriel l’ont montré chacun à leur manière : il est rigoureusement impossible, au sens de la nécessaire rigueur d’analyse scientifique, de faire l’impasse sur les malentendus relevant des discours paradoxaux quant à l’obligation à s’intégrer chez une jeunesse déjà intégrée et née en France, issue de l’immigration algérienne ou dont l’histoire familiale se rattache à l’exil et aux conditions d’installation en France des Algériens. La question du contexte au sein duquel émergent des revendications identitaires chez les élèves issus de l’immigration maghrébine ne peut être balayée d’un revers de main. Cette archéologie des malentendus est essentielle. Aussi, le contexte mémoriel est inséparable du contexte social. Les travaux d’Abdelmalek Sayad l’expliquent très bien : « La condition sociale dévalorisée du père rejaillit sur son statut de père et inspire à l’enfant, pendant très longtemps, souvent jusqu’au-delà de l’adolescence, le sentiment de honte dans lequel il tient toutes les “choses” de sa famille. » (Sayad, p. 56). Lors d’une rencontre entre des élèves de l’académie de Rouen et des historiens de l’Algérie coloniale, au Musée d’histoire de l’éducation (MUNAÉ) en 2018, une élève de Terminale expliquait son conflit de loyauté. « J’adore mon prof d’histoire, je suis passionnée quand on aborde ces questions. Mais quand je rentre chez moi, je ne sais plus quoi penser. » Or, c’est aujourd’hui par la religion, l’islam en particulier, ou par des revendications identitaires concernant l’Algérie que beaucoup de jeunes réinvestissent une dignité, non exempte de provocations assumées. Et l’on mesure bien que les enseignants ont besoin d’être formés à la fois sur la maîtrise des contenus, mais aussi les enjeux sociaux de l’inscription des enfants issus de l’immigration algérienne dans l’espace hexagonal et ses territoires.
Si les revendications identitaires existent en classe, et elles existent, confrontant la mémoire de l’intime familial et la mémoire scolaire qu’incarne l’enseignant, elles ne sont pas dissociables des questions d’ordre territorial, des discriminations, de la ségrégation croissante en trente ans, d’inégalités, de problèmes sociaux et d’une forme d’emprise religieuse utilisant la guerre d’Algérie comme argument supplémentaire pour convaincre les jeunes d’une France ennemie, fondamentalement. L’absence croissante de mixité sociale dans les quartiers populaires est au coeur de cette problématique. Penser un phénomène sans l’autre n’a pas de sens et voue toute réflexion pédagogique à l’échec, aux malentendus et à la confrontation. Ces enfants ont besoin et soif d’histoire. Disons-la dans toutes ses complexités et mesurons si, à l’avenir, les gestes mémoriels du Président Macron revenant sur l’Affaire Audin, puis, très récemment sur le meurtre de Ali Boumendjel et le pardon adressé aux harkis et à leurs descendants auront un impact dans l’espace scolaire et contribueront à de nouvelles dynamiques dans l’enseignement de ces questions.
Dès lors, si l’apaisement des mémoires conflictuelles de la guerre d’Algérie est au programme du rapport Stora, si l’école peut être le lieu de ce travail d’histoire, il conviendrait d’ouvrir les esprits de la jeunesse de France par plus de mixité sociale, moins d’enfermement social et scolaire, en privilégiant les rencontres entre élèves, avec des historiens engagés dans le renouvellement historiographique, par l’arrivée de témoins dans les classes… Ces moments de témoignages permettraient d’entendre la voix humaine de presque tous, anciens du FLN, appelés du contingent, juifs d’Algérie, harkis ou enfants de harkis. En faisant en sorte de croiser les regards, en France comme en Algérie.
Car là n’est pas le seul obstacle à l’apaisement des mémoires. Pensons également aux difficultés auxquelles se heurtent historiens et intellectuels algériens à proposer un discours alternatif au récit officiel concernant la colonisation française, au rapport à la France et à la guerre d’Algérie. Si le contexte diplomatique le permettait, la rencontre d’universitaires, du monde associatif, d’enseignants et d’universitaires serait essentielle. Afin de recréer la fraternité dont parlait Camus : « De Florence à Barcelone, de Marseille à Alger tout un peuple grouillant et fraternel nous donne les leçons essentielles de notre vie. » (Camus, p. 1331) Cette polyphonie au sein d’une histoire commune vaut programme. Les éducateurs ne suffiront pas à faire advenir le temps de cette fraternité des mémoires, ni en Algérie, ni en France. ❚
Œuvres citées
Beaugé, Florence, 2000 Entretien avec le général Aussaresses, « Je me suis résolu à la torture », Le Monde, 23 novembre.
Branche, Raphaëlle, 2001, La Torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie (1954-1962), Paris, Gallimard.
Camus, Albert, 1938, programme de la revue Rivage, in Essais, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade ».
Chabane, Mohand-Kamel, 2018, « Les concurrences mémorielles revisitées », in Benoît Falaize (dir.), Territoires vivants de la République. Ce que peut l’école, Paris, La Découverte.
Daeninckx, Didier, 1983, Meurtres pour mémoire, Paris, Gallimard.
Einaudi, Jean-Luc, 1991, La Bataille de Paris, Paris, Seuil.
Falaize, Benoît, 2017, « Entre mémoire et histoire : la mise en récit de la guerre d’Algérie de 1962 à nos jours », in Jean-Robert Henry et Florence Hudowicz, L’École en Algérie, l’Algérie à l’école, de 1830 à nos jours, Chasseneuil-en-Poitou, Canopé/Musée national de l’histoire de l’éducation, p. 57-64.
Lantheaume, Françoise, 2002, L’Enseignement de l’histoire de la colonisation et de la décolonisation de l’Algérie depuis les années trente : État-nation, identité nationale, critique et valeurs. Essai de sociologie du curriculum. Doctorat de sociologie, Paris, École des Hautes Études en Sciences Sociales.
Lantheaume Françoise & Jocelyn Létourneau, 2016, Le Récit du commun. L’histoire nationale racontée par les élèves, Lyon, Presses universitaires de Lyon.
Ledoux, Sébastien, 2021, La Nation en récit, Paris, Belin.
Marrou, Henri-Irénée, 1956, « Sommes-nous sans avenir ? », L’Express, 14 septembre 1956.
Modiano, Patrick, 2007, Dans le café de la jeunesse perdue, Paris, Gallimard.
Moumen, Abderahmen, « Comment enseigner la guerre d’Algérie », Tribune de l’Obs, 28 novembre 2019 ; https://www.nouvelobs.com/idees/20191128.OBS21679/comment-enseigner-la-guerre-d-algerie.html (consulté le 10/09/2021).
Sayad, Abdelmalek, 2014, L’École et les enfants de l’immigration : essais critiques, Paris, Seuil.
Stora, Benjamin, 2021, Les Questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie, rapport au Président de la République, janvier 2021.
Thénault, Sylvie, 2004 [2001], Une drôle de justice : Les Magistrats dans la guerre d’Algérie, préface de Jean-Jacques Becker, postface de Pierre Vidal-Naquet, Paris, La Découverte, « Découverte/Poche : Sciences humaines et sociales ».
1 C’est l’avis également du vice-président du Conseil supérieur des programmes, Philippe Raynaud, qui, interrogé par un journaliste de RFI, explique que « le cas algérien est certes une des expériences coloniales les plus importantes dans l’histoire de France, mais il ne fait pas partie des fondamentaux comme par exemple la Révolution française ou l’industrialisation, des fondamentaux sur lesquels le ministère a fait le choix d’axer l’enseignement de l’histoire. » Tirthankar Chanda, « L’enseignement de la guerre d’Algérie en France : entre histoire et mémoire », Radio France internationale, 8 mai 2021 ; https://www.rfi.fr/fr/afrique/20210508-l-enseignement-de-la-guerre-d-alg%C3%A9rie-en-franceentre-histoire-et-m%C3%A9moire (consulté le 19/09/2021).