Le camp de Rieucros est peu connu. Il compte parmi les deux cents camps d’internement sur le territoire français pendant la guerre, avec cette particularité de n’avoir interné, d’octobre 1939 à février 1942, que des femmes. Un millier environ, arrivées en plusieurs vagues, et à partir de juin 1940 s’y ajoutent une centaine d’enfants. L’administration les classait en « condamnées de droit commun », en « professant des opinions extrémistes », généralement des communistes, une partie venait de la prison de la Petite Roquette, et en « d’autres motifs », généralement des femmes accusées de prostitution ou racolage. À la fermeture, elles n’étaient plus que 320 et quelques enfants envoyés au camp de Brens, dans le Tarn, surtout des Françaises (80), une cinquantaine de Polonaises et une quarantaine d’Espagnoles. Auparavant, 673 autres femmes avaient quitté Rieucros définitivement.
D’abord envisagé en 1938 comme un « centre d’accueil » des réfugiés politiques étrangers, le projet a été dévoyé et, en février 1939, le ministère de l’Intérieur du gouvernement d’Édouard Daladier (1938-1940), en a fait un « centre d’internement » d’étrangers « indésirables », puis l’administration du régime de Vichy, l’a qualifié de « camp de concentration ». Il n’avait sans doute guère à voir avec les camps nazis du même nom, mais les internées y avaient quand même été envoyées sur décisions administratives, sans jugement. Elles étaient privées de leurs droits et vivaient dans des conditions difficiles (hygiène, nourriture et travail), entassées dans des baraques en bois mal chauffées quand les hivers étaient longs et rudes. Au début, des permissions de sortie étaient possibles, puis le régime s’est endurci. Quelques-unes s’évadèrent, tandis que la plupart furent affectées dans d’autres camps ou libérées, ou expulsées du territoire. Parmi les 147 femmes juives étrangères et 4 juives françaises internées à Rieucros, les deux tiers ont pu échapper à la déportation, mais au moins 45, « précédemment internées à Rieucros », dont 32 depuis le camp de Brens, ont été déportées par la police française et la Gestapo vers des centres de mise à mort, à partir de l’été 1942.
La mémoire de ce camp a longtemps été engloutie. Seules quelques personnes organisées en une Amicale ont réuni et publié des témoignages au début des années 1970. Quelques livres ont retenu l’attention sur le camp, notamment Tanguy (1995), le roman de Michel del Castillo qui y fut interné enfant, ou le dossier réuni par l’historienne allemande Mechtild Gilzmer, Camp de femmes. Chroniques d’internées, Rieucros et Brens 1939-1944 (2000), où l’on trouve, en plus des chroniques, des dessins extraordinaires de scènes de la vie quotidienne au camp, plusieurs internées étant des dessinatrices professionnelles. Puis, des travaux historiques fondés sur l’analyse d’archives enfin accessibles ont permis de préciser ces images et témoignages, en particulier le livre de Sandrine Peyrac Le Camp de Rieucros (1939-1942), L’internement, de la République à l’État français (2008) et, tout récemment, le premier travail d’ensemble de Michèle Descolonges, Un camp d’internement en Lozère. Rieucros, 1938-1942.
Au début des années 1990 s’était constituée à Mende une association « Pour le souvenir du camp de Rieucros » (https://camp-rieucros.com/) qui a multiplié les efforts pour rappeler l’existence de ce camp et en transmettre la mémoire. Le 13 mai 2022, j’ai pu réunir quatre membres de cette association pour comprendre comment ses activités et sa vision du camp de Rieucros ont évolué depuis trente ans : Danielle Lasserre, une des fondatrices de l’Association, Anne-Marie Artes-Savajol, coordinatrice de l’Association, Gérard Clavel, membre de l’association et Michèle Descolonges, sociologue, auteure du livre cité plus haut et membre de l’association.
Jean-Yves Potel : Avant d’aborder vos activités aujourd’hui, pourriez-vous dire comment, pendant la Seconde Guerre mondiale, ce camp était perçu par la population locale ?
Danielle Lasserre : Très mal. Quand les femmes sont arrivées, on les a dites venant de la Petite Roquette, et donc « femmes de mauvaise vie ». On prétendait que certaines racolaient et continuaient à travailler, ce qui donnait une mauvaise réputation à l’ensemble des internées. Et le dimanche après-midi des gens du coin allaient se promener autour du camp pour les observer à travers les grillages. Ils allaient au zoo ! Cette réputation est restée tenace jusqu’à récemment. Quand nous avons voulu nous occuper du souvenir de ce camp, ça a été très difficile. Au début, la municipalité s’opposait à ce que nous mettions des panneaux signalant son existence car ça aurait nui à l’image de Mende et de la Lozère. Il nous a fallu avancer à petits pas.
Anne-Marie Artes-Savajol : Il faut ajouter le contexte très catholique de la ville. L’évêché, propriétaire de ce terrain, était très réticent. Aujourd’hui, ça va beaucoup mieux. Les gens motivés pour défendre la mémoire du camp se sont beaucoup investis, et le temps aidant, la mairie est maintenant avec nous. C’est tout récent, pour vous dire que ça n’a pas été simple durant des années.
Du temps du camp, des Lozériens ont-ils aidé les femmes internées ?
Michèle Descolonges : Certains oui. En premier lieu, le préfet de 1938-39 et le maire (lequel a d’ailleurs été déporté, plus tard). Des membres du personnel également. C’était des petites choses. Par exemple, le maire aurait organisé une vente d’objets fabriqués par les internées à leur profit, ou bien fait envoyer des dindes pour le repas du jour de l’an 1940. Je crois que l’attitude de la population locale a évolué. Il y a eu une gradation. Les premiers mois le camp était ouvert, les femmes avaient plus de possibilités de se déplacer et d’être tolérées par les locaux. Les visites voyeuristes n’ont lieu qu’en 1941, sous l’État français quand le pétainisme commençait à peser, alors que les possibilités de sortie des internées se faisaient de plus en plus rares. Avant l’été 1940, quelques femmes ont été punies pour être sorties sans autorisation, mais elles pouvaient quand même circuler. Quand leur mari venait, elles pouvaient avoir quelques jours de congé.
A. M. A. S. : Jusqu’en 1941 ! Ce n’était pas encore un camp de concentration. Il faut également signaler le poids de la presse qui a forgé l’image négative du camp.
Et la résistance ?
D. L. : Certains lui ont reproché de n’avoir rien fait, mais à l’époque du camp elle n’existait pas vraiment. Des groupes n’apparaissent qu’à la fin 1942.
M. D. : Oui, mais beaucoup d’actes traduisaient une résistance au régime de Vichy. Je voudrais signaler dans ce cadre, l’action, en 1941, du médecin affecté au camp, d’un caractère pourtant assez misogyne, qui a favorisé, soi-disant pour des raisons de santé, le départ de beaucoup de femmes pour la plupart juives. D’ailleurs ce médecin a participé à la constitution du groupe « Combat » dans la région. C’est dire que des petits gestes pouvaient avoir de grandes conséquences.
C’est ce que vous évoquez dans votre livre en parlant de la « politisation du quotidien »
M. D. : C’est un phénomène que j’ai découvert lors de mes recherches. Il ne faisait pas partie de la mémoire du camp à ce moment-là. Il y avait une vision héroïsante des femmes, principalement des communistes, or, progressivement, je repérais, dans les archives et les témoignages, toutes sortes de « micro-aides » qui ont permis aux femmes de tenir, de vivre correctement. Lorsque Rosi Wolfstein qui était une politique, mais pas une communiste pro Moscou, organise une collecte de vêtements pour équiper des Espagnoles et des Polonaises mal vêtues contre le froid, elle est aidée par d’autres femmes et, surtout, alors que toutes ont droit à des vêtements, certaines se désistent par solidarité en faveur des plus démunies. Il est d’ailleurs intéressant de constater que ces dernières sont justement celles que la police accuse d’être des racoleuses. Plusieurs fois cette solidarité s’est manifestée au sein du camp.
La mémoire de Rieucros a d’abord été conservée dans les années 1970 sous forme de témoignages individuels de rescapées. Une amicale les conservait. Comment est née votre association et dans quel but ?
D. L. : La personne qui a voulu absolument une association s’appelait Jean Bonijol. C’était un ancien résistant. Nous nous sommes retrouvés à six en 1992, et chaque année, le 16 juillet, nous déposions une gerbe.
Le jour de la rafle du Vel’ d’hiv ?
D. L. : Oui, il a fallu choisir un jour. Nous avions d’abord pensé à une autre date, mais pour que la préfecture et d’autres officiels soient présents, c’était la meilleure.
Comment considériez-vous le camp à cette époque ? Pourquoi l’associer à la rafle du Vel’ d’hiv ?
D. L. : Notre choix pour la commémoration était essentiellement pratique, il nous fallait la présence du préfet. Monsieur Bonijol aurait préféré une cérémonie le jour de la fermeture du camp, par exemple.
A. M. A. S. : Notez que les gerbes étaient déposées devant une plaque à la mémoire de toutes les déportées, sur une stèle qui datait de l’Amicale, dont l’inscription faisait le lien avec le camp de Brens, dans le Tarn, où ont été envoyées les dernières internées de Rieucros en février 1942.
D. L. : Tout le monde venait le 16 juillet, y compris d’anciennes internées liées à l’Amicale qui n’existait quasiment plus. Notre but principal était de faire connaître l’existence de ce camp à Mende, de faire savoir ce qu’il représentait, avant d’en cultiver la mémoire.
A. M. A. S. : Des gens y avaient été enfermés administrativement, ils n’avaient rien fait de particulier si ce n’est d’être des « étrangers indésirables », et c’était des femmes ! Nous voulions parler du droit des femmes, notre démarche avait une connotation féministe. Pour nous, ces internées étaient représentatives d’un combat. Nous voulions en parler, entretenir leur mémoire, petit à petit, par un long, très long travail qu’incarne, ici, Danielle. Il a fallu bousculer beaucoup de choses…
Gérard Clavel : J’ajouterai la lutte contre le silence. Je suis né en Lozère en 1947, mon père a été déporté, or mes parents ne m’ont jamais parlé de ce camp. Ce qui me sidère, c’est l’omerta. Il y a pourtant des monuments autour de Mende qui rappellent la guerre et des assassinats de résistants. J’ai voulu lutter contre l’oubli. C’est en lien direct avec une autre association que je préside, qui s’appelle « Dans mon jardin j’ai rencontré ». Il se trouve que j’habite une maison qui fut celle de la Gestapo, où 27 résistants ont été torturés puis assassinés le lendemain. Nous essayons aussi de perpétuer cette mémoire. Nos deux associations adhèrent l’une à l’autre.
A. M. A. S. : Mon père était réfugié espagnol. Dans notre maison, au rez-de- chaussée, vivaient d’autres Espagnols. Eh bien jamais, jamais mes parents ne m’ont dit que la femme qui habitait là avait été internée au camp de Rieucros. Je l’ai appris tardivement.
Comment a été accueillie votre action dans la région. Cela a-t-il provoqué des conflits ?
D. L. : Des conflits, non. Plutôt un désintérêt. On nous disait : il faut aller de l’avant, pourquoi remuer de vieilles histoires.
A. M. A. S. : Ne pas « remuer », c’est bien le mot.
D. L. : Une partie de la population a eu envie, on peut le comprendre, d’oublier tout ça. Et tout à coup on arrive, et ça agaçait. Puis nous avons eu la chance de pouvoir recevoir d’anciennes internées, elles ont fait des conférences, sont allées dans les écoles, ont parlé avec beaucoup de monde. Je pense en particulier à deux internées, des grandes dames. L’une très politique, communiste, Angelita Bettini, et une autre Arlette Baéna, arrêtée et internée sans raison. Chacun de ces cas montre comment des femmes pouvaient être internées arbitrairement.
G. C. : En « remuant », comme dit Danielle, des choses sont sorties de l’ombre. Je me souviens d’une réunion où nous avions fait venir la fille du grand mathématicien Alexandre Grothendieck qui avait été interné enfant avec sa mère. Des gens de Mende sont venus raconter qu’ils étaient au lycée avec lui, lui qui a redécouvert seul le nombre Pi à 14 ou 15 ans ! Et la mémoire resurgit.
A. M. A. S. : En se souvenant de quelqu’un qui avait connu celui-ci ou celui-là, les gens se rendaient compte que l’on pouvait parler de ces choses. Ça rebondissait et avançait progressivement.
D. L. : Nous avons aussi commencé à chercher dans les archives, notamment sur des internés, en lien avec les gens de Brens.
A. M. A. S. : Pendant une période, la présidente de notre association, Sandrine Peyrac, était une professeure d’histoire et chargée de mission aux archives départementales. Elle a apporté son expertise, et fait avancer notre connaissance de l’histoire du camp. Elle a écrit un livre. Mais elle n’avait accès qu’aux archives départementales. De même, le livre de Mechtild Gilzmer paru en 2000 s’appuyait surtout sur les témoignages. Tout cela a ouvert la voie pour une vision historique fiable et globale. Aujourd’hui, le travail de Michèle a, en plus, bénéficié de l’ouverture de nouvelles archives, notamment des fichiers de la Direction de la Sûreté du ministère de l’Intérieur qui étaient à Moscou.
L’analyse historique de Michèle Descolonges a-t-elle modifié votre vision du camp, en tant qu’association ?
A. M. A. S. : Oui, j’ai compris que l’on pouvait aussi se raconter des histoires, ne retenir que ce qui faisait plaisir. Le travail historique remet les choses en place.
D. L. : J’ai beaucoup parlé avec les deux dames citées plus haut. Elles étaient fascinantes. Pourtant elles me transmettaient une vision idyllique de la solidarité et des relations entre les internées. En lisant le travail de Michèle, après celui de Gilzmer, plusieurs points se sont clarifiés.
M. D. : Lorsque j’ai entamé ma recherche, je ne m’attendais pas à ce que j’ai trouvé. Les archives étaient pleines de surprises, et pas seulement celles de Lozère. J’ai pu en examiner de nombreuses, notamment celles du ministère de l’Intérieur qui, après avoir été saisies par les nazis, ont été emportées à Moscou d’où elles ne sont revenues qu’au début des années 1990. On y trouve les dossiers individuels des internées, ce qui favorise une investigation globale plus objective. L’accès à de nouvelles sources permet de nuancer les récits produits au long des années.
G. C. : Le livre de Michèle nous donne un nouvel élan, on prend conscience que cette histoire est européenne. Les « indésirables », on sait que ça continue…
Oui, mais votre récit, celui que vous transmettez dans vos actions, a-t-il changé ?
A. M. A. S. : Nous réfléchissons bien sûr à l’articulation entre histoire et mémoire. Nous utilisons toujours les témoignages alors que les témoins disparaissent, le travail historien nous fournit des précisions très importantes. C’est précieux pour s’adresser aux jeunes.
Ils sont sensibles aux correspondances ?
A. M. A. S. : Je vais vous donner un exemple récent. Nous coopérons avec le Mémorial du Camp de Rivesaltes L’an dernier nous avions un projet dans les écoles sur la Retirada et les réfugiés espagnols de 1938, cette année ils nous ont proposé l’exil des Harkis algériens. Quel rapport avec le camp de Rieucros ? L’internement, l’exil, bien sûr. Nous avons utilisé des peintures et des textes de Harkis et les avons présentés aux scolaires en faisant le lien avec le camp. Une centaine d’élèves sont passés. Ils savent maintenant qu’en plus des Harkis il y avait eu à Mende un camp d’internement. Parmi les lycéens, des jeunes sont d’origine algérienne. Certains dont la famille avait été dans des camps de Harkis ont pu parler, être écoutés, reconnus. Le lien entre les camps passe non par le récit de la guerre mais par des thèmes comme les « indésirables », les déplacés, la souffrance de l’exil.
Quels sont vos principaux objectifs maintenant ?
G. C. : Améliorer le site. La mairie a dégagé un budget consistant pour cela, avec des panneaux explicatifs – ici la connaissance historique est précieuse –, des dalles avec les noms des internées, l’amélioration du « chemin de la mémoire » qui a été inauguré le 16 octobre 2010 (https://camp-rieucros.com/wp-content/uploads/2019/07/journal_11.pdf).
Prévoyez-vous un musée ou une exposition permanente quelque part ?
A. M. A. S. : Un grand musée de la ville de Mende est actuellement en préparation. Nous espérons pouvoir y faire des expositions.
Une galerie particulière sur Rieucros ?
G. C. : Ce serait bien, c’est ce que souhaite l’Association, mais rien n’est encore décidé. Nous envisageons également un fléchage spécifique dans la ville et sur les chemins de randonnées, dont deux traversent le site du camp, pour attirer les touristes, nombreux dans la région. Une visite solennelle a d’ailleurs lieu tous les ans à l’occasion de la journée du patrimoine.
A. M. A. S. : Nous ne voulons oublier ni le camp ni les femmes ni les enfants qui ont été internés ici, nous voulons aussi que nos enfants et petits-enfants le sachent. ❚
Cet article a initialement été publié dans le n°17 de Mémoires en jeu, p. 22-25.
Œuvres citées
del Castillo, Michel, 1995, Tanguy, Paris, Gallimard.
Descolonges, Michèle, 2022, Un camp d’internement en Lozère. Rieucros, 1938-1942, Toulouse, Presses Universitaires du Midi.
Gilzmer, Mechtild, 2000, Camp de femmes. Chroniques d’internées, Rieucros et Brens 1939-1944, traduit de l’allemand par Nicole Bary, Paris, Autrement.
Peyrac, Sandrine, 2008, Le Camp de Rieucros (1939-1942). L’internement, de la République à l’État français, Mende, Publication des archives départementales de la Lozère.