Il est intéressant de savoir où se tient l’acteur sur lequel repose la reconstitution historique, celui que l’on pourrait désigner du néologisme de « reconstituteur » (rievocatore en italien, reenactor en anglais) dont l’activité est complexe en ce qu’elle se situe à la convergence de deux axes, l’un ayant trait à l’univers temporel du passé, l’autre se rapportant à la fiction.
Concernant le premier axe, le « reconstituteur » trouve sa place entre le collectionneur d’objets militaires (militaria), le maquettiste et l’historien. Il possède des armes, des uniformes et des équipements qu’il collectionne au fil du temps et, lorsque cela n’est plus possible, il les fabrique lui-même. Avec le collectionneur, il partage la passion d’une époque, incluant la recherche minutieuse de l’objet qui lui permet de compléter ses séries. Notons que, dans son cas, les originaux et les copies coexistent sur un pied d’égalité, pour autant qu’ils soient conformes au modèle. Comme le modéliste, son objectif est la reconstitution fidèle de figures ou de morceaux de mondes passés, qu’il s’agisse de soldats miniatures, de scènes spécifiques de la vie militaire ou civile (dioramas). Mais comme l’historien, qui par métier identifie les dynamiques expliquant les événements tels qu’ils se sont produits, le « reconstituteur » passe de longues heures à consulter des documents et des textes de l’époque, dont il tire les connaissances nécessaires pour en reproduire les vêtements et définir les règles de comportement à suivre, notamment pour s’habiller. Il peut se targuer d’une connaissance approfondie de tout cela, qui frise l’érudition dans certains cas. On pourrait dire que le « reconstituteur » entretient une relation épidermique avec l’histoire, ce qui ici ne signifie pas superficielle mais renvoie à la façon dont, à chaque époque, les corps étaient vêtus et entourés d’objets. Connaître, collectionner, reconstruire sont donc les pratiques indispensables du « reconstituteur » pour exercer son office, qui tend à reproduire ou à reconstruire un morceau du passé.
Quant au second axe, lorsque le « reconstituteur » se saisit du terrain, il participe à la construction d’un monde fictif par l’une des manières dont la fiction se manifeste : la représentation. La reconstitution historique ou factuelle d’une bataille a un effet spectaculaire et, pourtant, ce n’est ni du théâtre ni du cinéma, bien qu’avec ces deux formes d’art elle partage le même air de famille. Comme l’acteur, même si celui-ci ne possède généralement pas ses connaissances ou son bagage technique, le « reconstituteur » joue un rôle, bien qu’il ne connaisse pas, et ne soit pas censé connaître, les principes qui régissent les actions de l’acteur sur scène ou dans un décor, qu’elles soient inspirées par l’immédiateté, la distanciation ou la théorie de la super-marionnette. Il n’y a pas de dramaturgie dans une reconstitution, ou, si elle est présente, elle est à son degré zéro – en cela, la reconstitution se rapproche plus que toute autre forme de représentation d’une réalité qui, sur le champ de bataille, du moins lorsqu’elle est vue à l’échelle humaine, crée une sorte de cosmos chaotique. La reconstitution ne tend pas à produire cet effet de réalité que l’on peut obtenir dans l’industrie cinématographique avec des effets spéciaux, même si les manifestations les plus populaires tendent à imiter le cinéma comme dans le cas des reconstitutions de la bataille de Sadowa (3 juillet 1866) en République tchèque ou du siège de Grolle (1627) aux Pays-Bas (Groenlo en néerlandais). Si le « reconstituteur » est touché, meurt et tombe, il ne le fait pas en recherchant des mouvements réalistes. Il ne suit pas les conseils que Floria Tosca, dans le célèbre opéra de Giacomo Puccini, donne à son Mario bien-aimé, sur le point d’être fusillé (comme elle le croit, trompée par le baron Scarpia qui, en fait, avait ordonné non pas un simulacre mais une véritable exécution) pour tomber « avec la science scénique ». Au contraire, il s’affaisse sur le sol se limitant à manifester sa condition, afin d’illustrer pour les spectateurs les techniques de l’aide médicale de l’époque. À d’autres occasions, jouer la mort est exclu de la reconstitution, comme à Magenta, une ville proche de Milan, où l’armée de Napoléon III s’est affrontée aux Autrichiens le 4 juin 1859. Les organisateurs de l’événement historique annuel interdisent expressément de telles simulations afin d’éviter de rappeler l’aspect le plus dramatique de la bataille (il n’est pas certain qu’ils soient conscients que, de cette manière, ils actualisent l’interdiction de la tragédie grecque de montrer la violence sur scène).
Le « reconstituteur », à la différence de l’acteur, reconstruit pour répéter. Et il répète afin de revivre. Qu’il s’agisse de sa participation à une bataille ou à un fragment de la vie quotidienne, de l’habillement de costumes authentiques ou du strict respect de l’original, de la manipulation d’objets disparus et d’habitudes de l’époque vers laquelle il s’est momentanément « déplacé » (dormir sur la paille, manger des mets d’époque, s’exposer délibérément à des conditions défavorables, etc.). Comme toute passion profonde, ce qui émeut le « reconstituteur » requiert un engagement intellectuel et physique incontestable. En retour, il cherche à obtenir ce que l’on peut considérer comme une expérience existentielle. ❚