Tous ceux qui ont connu Raphaël Esrail et qui ont travaillé à ses côtés pour enseigner la Shoah et transmettre les valeurs humaines auxquelles il croyait résolument, malgré ou peut-être à cause de ce qu’il avait connu durant sa déportation à Auschwitz, sont aujourd’hui dans la peine et le recueillement.
Nous tenons à rendre hommage à l’homme qu’il a été et à son œuvre. Nous tenons à le remercier pour sa générosité, son humanité, la façon qu’il avait d’accueillir et d’offrir. Nous nous souvenons de son regard doux et pétillant à la fois : amoureux de la vie, il était prompt à rire. Dans le dialogue permanent, il savait nous faire réfléchir, nous faire revenir sur nos certitudes : il savait nous faire penser. Infatigable pédagogue, il avait compris que la Shoah devait s’enseigner selon les voies les plus diverses et les plus variées. Au sein du cours d’histoire, bien sûr, mais aussi par la littérature et par les arts – lui qui, pendant la marche de la mort, se récitait le poème de Victor Hugo sur la retraite de Russie[1].
Il travaillait également à dépasser les concurrences mémorielles et était attaché à nous faire réfléchir à l’enseignement de toutes les grandes violences collectives de l’Histoire. Lorsqu’il témoignait en classe, il démontrait, envers et contre tout, que l’on pouvait venir parler de la Shoah même dans les endroits jugés les plus difficiles. Il apaisait et allait au-delà de ses propres émotions pour transmettre et construire. Les élèves étaient attentifs, cherchaient à comprendre l’incompréhensible, entraient en dialogue avec lui aisément, même les plus timides ou les plus hostiles.
Il savait captiver, durant des heures, jusqu’aux élèves décrocheurs. Et, à la fin des séances, ils avaient besoin d’aller près de lui, de l’embrasser, de lui dire « merci ».
Il racontait toujours avec dignité et sans pathos son histoire, « une histoire humaine née dans un lieu inhumain », comme il l’écrivit dans l’une de ses dédicaces. Elle fascinait les élèves et elle leur transmettait un intense message d’espoir dans l’humanité : le clair de lune dans la nuit des marches de la mort sous lequel il aperçut Liliane nous aide à croire que tout est toujours possible.
Par sa modestie et sa force, il fascinait aussi les enseignants qui le recevaient : plusieurs se souviennent de son intervention comme de l’un des moments les plus forts de leur carrière. Ceux qui, guidés par lui, accompagnés par ses témoignages, ont fait le voyage à Auschwitz, ont en mémoire ces moments comme des moments de refondation : pour eux, il y a eu un avant et un après.
Ses dernières années ont été occupées par le souci de faire vivre le travail de mémoire par-delà l’existence des témoins, par-delà sa propre disparition. Nous avons été heureux de monter avec lui et pour lui de nombreux projets qui répondaient à sa vision de l’enseignement et de la transmission. Et aujourd’hui nous poursuivons, sur les pages du site de Mémoires en jeu, le chemin qu’il nous a tracé. Désormais, chaque publication portera sa mémoire.
Avec sa disparition, une page, immense, se tourne, mais nous continuerons par nos actions, chacun de notre côté mais aussi ensemble, à porter sa parole, transmettre son message pour « éclairer la jeunesse, […] la fortifier contre toute tentation de rejet de l’autre, contre la xénophobie, le racisme, l’antisémitisme et tous les avatars de l’obscurantisme[2]. »
Sébastien Annereau; Séverine Bourdieu; Laurence Claude-Phalippou; Caroline-Cléo Coze; Christine Darnault; Anne Faurie-Herbert; Marie-Laure Lepetit; Aurore Leyme; Gabrielle Napoli; Anne Parillaud; Alain Pujat; Stephan Shayevitz; Corinne Spodek-Shayevitz
Mémoires à l’œuvre
[1] Cf. Raphaël Esrail, L’espérance d’un baiser, Paris, Robert Laffont, 2017, p. 160.
[2] Raphaël Esrail, discours de commémoration du soixante-dixième anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz, dans L’espérance d’un baiser, ibid., p.285.