La crise sanitaire avait mis en suspens ce projet prometteur, l’adaptation théâtrale d’un roman de la littérature yiddish d’avant-garde, La Rue qu’écrivit en 1928 Isroël Rabon, romancier, poète, assassiné par les nazis dans les fosses de Ponar non loin du ghetto de Wilno. Il y a plus d’un an, nous en avions lu l’une des versions et nous attendions avec impatience de voir comment la mise en scène de Marcel Bozonnet avait bien pu transformer théâtralement ce texte romanesque. Notre attente n’a pas été déçue : c’est une absolue réussite, un moment de spectacle plein et entier, comme nous n’en avions pas vu depuis longtemps.
Dans un décor minimaliste, en quasi noir et blanc, sur un mur de fond servant d’écran aux ombres des acteurs et aux dessins animés projetés, réalisation de Quentin Balpe, et sur une bande-son qu’anime, à l’ordinateur, dans un coin de la scène, Gwenaëlle Roulleau, artiste sonore, spécialiste de musique électroacoustique, évolue le personnage principal, un soldat, dont on ignore le nom. Il revient de l’enfer des tranchées d’Ukraine et arrive à Lόdz où il espère pouvoir recommencer sa vie. Vêtu d’un long manteau militaire, éculé, couleur de boue, il arpente la ville à la recherche d’un emploi, de nourriture et d’un toit. En vain. Et même quand il croit pouvoir partir dans le nord de la France car, là-bas, on recrute des travailleurs, nous apprend une voix dans un haut-parleur, cet espoir se referme sur lui aussitôt : « On n’embauche pas de Juifs », explique le médecin qui l’a ausculté. La rue devient alors sa demeure et le spectateur, pendant une heure vingt, assiste à l’errance de ce Juif vagabond à travers la ville industrielle qui s’anime régulièrement et dont on entend les bruits dans les différentes vidéos projetées sur la toile de fond. Un Juif errant, voilà ce qu’il devient devant nos yeux de spectateurs, exactement comme l’est l’auteur du roman qui vient, un court instant, se présenter, costume noir et blanc, chapeau melon.
L’errance est aussi celle de la mémoire du personnage. Il nous promène de son enfance dans la misère la plus complète à ses souvenirs de guerre. Petit garçon-marionnette de cinq ans, bouleversant au possible, il tient la main de sa mère, gelée par le froid : elle fait l’aumône car elle vient de donner ses dernières pièces au médecin afin qu’il soigne le bras cassé de son enfant. Dans une scène d’une force et d’une tension extrêmes, on le voit dans les tranchées d’Ukraine, puis courant à travers la plaine, soldat-marionnette animé par des personnages tout vêtus de noir, qui se transformeront en corbeaux, charognes dévorant les cadavres. Il ne réussira à échapper de la mort par le froid qu’en se cachant dans le corps d’un cheval dont il a arraché les entrailles, nous raconte, comme en voix off, le Juif vagabond retranché dans un coin de la scène, pendant que le spectacle de ce souvenir se joue entre la marionnette et un ballon rouge sang.
Les autres touches de couleur, nous les devons au costume jaune et bleu de Mademoiselle Josefa, acrobate du cirque pour lequel le soldat travaille au cours d’une journée, portant sur son dos une pancarte publicitaire à travers toute la ville de Lόdz. Le numéro de Josefa, interprétée par l’artiste de cirque, Lucie Lastella, qui tournoie et danse dans son cerceau géant au sol, est saisissant de performance et encore plus de grâce. Le soldat, comme la salle du Théâtre du Soleil, tombe sous le charme. Spectacle dans le spectacle, acteurs et spectateurs, applaudissent tous.
Mais les gens du cirque sont aussi des vagabonds. Ils quitteront Lόdz à la fin de la représentation. Poussant leur chariot qui contient toutes les marionnettes du spectacle, du spectacle que nous venons de voir – prolongeant ainsi l’effet de mise en abîme –, ils s’avancent vers la limite de la scène et, dans l’ombre, en noir et blanc, s’immobilisent. Le soldat reprend alors le cours de son récit, non plus pour raconter ce qu’il a vécu mais ce qu’il va vivre : il suivra le conseil du directeur du cirque et partira à Katowice car on recrute dans les mines de charbon. Mais son errance aura rapidement un terme : « J’ai été embauché dans les mines de charbon. Dès le lendemain je suis descendu sous terre. Et la terre fut ensevelie et je fus enseveli avec elle. » Le Juif vagabond est mort. Mais sans doute poursuivra-t-il son errance sous terre ou dans le ciel, comme nous l’avait laissé entendre la jolie fille dansant sur son ballon rouge au début du spectacle.