Avènement dʼune culture visuelle de guerre, le cinéma en France de 1914 à 1928

Carine TrevisanUniversité Paris 7 Diderot, CERILAC
Paru le : 25.10.2021

Laurent Véray

Paris, Nouvelles éditions Place/Ministère des Armées, 2019, 539 p.

Cet ouvrage est lʼaboutissement de plus dʼune vingtaine dʼannées de recherche sur la représentation cinématographique de la Grande Guerre. Illustré dʼune belle et rare iconographie (notamment les affiches de diffusion des films), le livre témoigne dʼune vertigineuse érudition. Il nous fait part non seulement des sociétés qui ont diffusé ces films (Pathé, Éclipse, Gaumont) mais aussi du nom des opérateurs, des supports techniques des pellicules (parfois fragiles, dʼoù la disparition de nombre dʼimages), enfin de ce quʼil nomme « lʼavènement dʼune culture visuelle de guerre ». Il en fait la genèse, examinant les films d’actualités antérieures à 1914, considérés comme une « vie intense prise sur le fait » (p. 24). Ainsi, la célèbre Sorties des usines Lumière, LʼArrivée dʼun train en gare de la Ciotat, LʼArrivée des congressistes à Lyon. Il a fait des comptes précis : parmi les 1428 bandes des catalogues Lumière tournées entre 1895 et 1905, 243 touchent aux armées, cela sʼexpliquant par le goût du public pour les « vues militaires », dans le souci de redonner un prestige à lʼarmée française vaincue en 1870. Lʼimage cinématographique envahit les music-halls, les cafés-concerts, les baraques foraines. Aussi ce livre dépasse-t-il la seule représentation de la guerre mais touche également à lʼhistoire et lʼesthétique du cinéma, depuis sa création.

Laurent Véray sʼinterroge sur le pouvoir attribué à la caméra : est-elle un « témoin oculaire fiable » ? (p. 14) Question dʼautant plus importante lorsquʼil sʼagit de filmer les combats et dʼinformer lʼarrière de ce qui se passe sur le front. Ce nʼest quʼen 1915 que sont créées une section photographique ainsi quʼune section cinématographique de lʼarmée. Les images sont sous haute surveillance. Lʼimpératif est de ne pas démoraliser les troupes et dʼexalter le sentiment national. Lʼauteur note quʼen Allemagne, le cinéma est également considéré comme « une arme de guerre » (p. 89). Ces images sont soumises à des impératifs politiques de propagande, sur le front, dans les cantonnements, les gares de triage.

Ainsi, Pétain utilisera le cinéma pour valoriser son image de sauveur national. On fait lʼéloge des « munitionnettes » (p. 203), qui travaillent dans les usines à lʼeffort de guerre. On montre aussi le dévouement des troupes de colonisés : « la gaîté nʼabandonne pas nos vaillants Sénégalais[1] » (p. 204).

Évidemment, malgré lʼeffet de réel créé par ces images, lʼauteur note quʼon ne filme pas le réel mais un scénario du réel. Pour des raisons pratiques évidentes (mise en danger des opérateurs, impossibilité de filmer sous les bombardements), les combats ne peuvent être filmés en direct et les assauts doivent être rejoués dans lʼaprès-coup. Il sʼagit dʼ« attaques effectives codifiées » (p. 193). La bataille reste hors-champ, même sʼil faut donner au spectateur lʼillusion « dʼun point de vue idéal et total » (p. 240). Laurent Véray souligne lʼimportance du montage dans la codification des images, lʼattention aux titres, aux légendes, parfois décontextualisées, au réemploi dʼimages. Ainsi le détournement par les Britanniques dʼun film faisant lʼéloge de la guerre sous-marine allemande pour en dénoncer la sauvagerie. Il examine également lʼédulcoration de la violence dans les films de fiction, dont les titres sont parlants : Une page de gloire (1915), Les Poilus de la revanche (1916), La France avant tout (1915).

Lʼauteur étudie également le tissage dʼaffects entre lʼécran et la salle. Quelle fut la réaction face aux images projetées, et celle des soldats (qui peuvent sʼinsurger contre des films patriotiques niant les aspects les plus éprouvants des combats) et celle de lʼarrière ? Lʼouvrage fait une étude de la réception de ces films. Les images peuvent échapper à leur créateur, notamment celles représentant des mutilés ou des traumatisés de cette guerre. Le spectateur peut être frappé, encore de nos jours, par le regard parfois hagard, égaré, du soldat filmé.

Dans lʼhistoire de cette culture visuelle de guerre, Laurent Véray note une importante césure. La mise en scène spectaculaire de la guerre par le cinéma américain à partir de 1916, notamment par D. W. Griffith, qui ne filme pas sur le front mais dans les studios hollywoodiens. Les moyens financiers dont disposent ces studios permettent de transmettre des « impressions visuelles inédites » (p. 306) et des images stupéfiantes de « lʼindustrialisation, la mécanisation et la destructivité du conflit ». Simultanément, il faut noter lʼimmense succès de Charlie Chaplin en soldat, tournant en dérision les impératifs de cette guerre, le poids du barda pesant sur le soldat : « cʼest lʼhomme qui mʼa le plus appris », écrit Elie Faure, historien de lʼart et lui-même ancien combattant (mobilisé sur le front comme chirurgien). Charlot a aussi retenu lʼattention des surréalistes, dont nombre dʼentre eux ont été mobilisés.

Avec le « Jʼaccuse » dʼAbel Gance, Laurent Véray considère quʼon assiste à lʼarrivée en France dʼune autre forme de « modernisme cinématographique » (p. 326). À la différence du cinéma hollywoodien, on met ici en scène des corps fragiles, voire efféminés. Cependant, lʼimmense scène du retour des morts (où figure lʼécrivain Blaise Cendrars), fait de ce film une « tragédie visuelle des temps modernes » (p. 327).

En conclusion, lʼauteur note que la représentation de la guerre a lancé un défi au cinéma, tant dans les conditions périlleuses de prise des images, de la négociation avec les censeurs, des attentes du public, de la mesure de lʼeffet de vérité des images et de leur pouvoir émotionnel.

Cet ouvrage est promis à être un ouvrage de référence sur les origines dʼune culture visuelle de guerre.

[1] Intertitre du film Journal de guerre (Somme 1916).