Nikolay Koposov
Cambridge, Cambridge University Press, 2017, 338 p.
Cet ouvrage analyse les « lois mémorielles », un des aspects les plus saillants de la politique historique menée par les États européens ces trois dernières décennies. Notion mouvante selon les définitions et les usages, ce type de lois a pour dénominateur commun la réglementation des représentations collectives du passé ; dans l’acception qui intéresse Nikolay Koposov, elles visent à interdire les interprétations jugées « incorrectes » d’événements historiques concrets, souvent traumatiques, en criminalisant les propos considérés comme contrefactuels (p. 3, 13, 301). Connues le plus souvent en lien avec la négation de la Shoah (qui, de fait, fut la première impulsion à l’adoption de telles lois, p. 300), ces lois touchent en réalité aussi bien à l’héritage de la Seconde Guerre mondiale et du nazisme qu’à d’autres crimes, et tout particulièrement à la mémoire conflictuelle du communisme, allant jusqu’à devenir de véritables armes de guerres mémorielles sur la scène internationale.
LES MULTIPLES ENJEUX DES LOIS MÉMORIELLES
C’est en historien et non en juriste que l’auteur examine ce qu’il perçoit comme un véritable phénomène historique et social, paneuropéen, récent et encore en cours (p. 8, 90). La chronologie, placée en début d’ouvrage, des principaux projets, lois, amendements survenus en Europe depuis un siècle, donne à voir très clairement l’ampleur de la pratique et son explosion à partir des années 2000. Koposov voit dans l’expansion des lois mémorielles un indicateur éloquent de l’évolution de nos sociétés, aussi bien de leur judiciarisation que du climat politique (p. 9, 301). Il les envisage ainsi comme une entrée prometteuse dans la problématique de la conscience historique et de l’identité (p. 12).
La composition de l’ouvrage suit une logique géographique : sont abordés successivement les cas de l’Europe occidentale, de l’Europe de l’Est, de l’Ukraine et de la Russie. Après une introduction qui soulève les problèmes de définition, de délimitation et de datation des lois mémorielles, le chapitre préliminaire s’applique à les contextualiser, ce qui permet de mieux saisir les facteurs hétérogènes propices à leur développement : « crise des grands récits » et « crise de l’histoire » (p. 49, 57), effondrement du système colonial, triomphe de l’utopie des droits de l’homme, chute du communisme, montée des mouvements d’extrême-droite et de l’antisémitisme, émergence du néo-libéralisme. Ce contexte de « boom mémoriel » à la fin du XXe siècle s’accompagne de la « formation d’une nouvelle culture de la victimisation » dont les lois mémorielles seraient l’expression ultime (p. 25, 40) et qui entraîne dans son sillage le problème de la concurrence des mémoires.
Koposov entre ensuite dans l’analyse des lois mémorielles selon les aires européennes. On mesure tout le travail âpre qu’il a fallu pour démêler les très nombreux projets de lois (de l’après-guerre à nos jours, pour plusieurs dizaines de pays) sans tomber dans l’énumération fastidieuse, pour proposer au lecteur un panorama inédit inscrit dans une perspective comparatiste et enrichi de références plurilingues (en russe, anglais, français, allemand) et pluridisciplinaires (histoire, sociologie, droit, études mémorielles…), qu’on aurait aimé voir réunies dans une bibliographie générale en fin d’ouvrage. Koposov livre une enquête sur la généalogie et la polymorphie des lois mémorielles. Comme elles dépassent largement la seule régulation de la mémoire historique, il s’applique à en montrer la multiplicité des enjeux : leurs fonctions politiques, leur sens culturel (notamment ce qu’elles révèlent de la conscience historique moderne), leurs usages et leurs instrumentalisations, leurs implications idéologiques et géopolitiques. Il les problématise en soulignant constamment leur ambivalence et les tensions entre les intentions et les usages : les lois mémorielles peuvent apparaître à la fois comme un moyen de promouvoir la démocratie et comme une arme de guerre, comme un instrument de restriction des libertés autant que de lutte contre le discours de haine, comme un moyen de se confronter à un passé douloureux mais aussi de l’effacer.
UN PHÉNOMÈNE PANEUROPÉEN MAIS ASYMÉTRIQUE
Même si certains États membres en sont encore dépourvus, Koposov démontre que l’Union européenne a été et est encore un terrain propice à la promotion et à l’internationalisation (notamment vers l’est) de l’adoption de lois mémorielles initialement nées en Allemagne et en France (p. 92-93) ; il qualifie ainsi cette pratique de « position officielle » de Bruxelles (p. 116). Pour autant, l’adoption de telles lois ne s’est pas faite sans résistance – celle-ci est même une tendance croissante (p. 92) –, sans tergiversations ni complications sur le plan législatif (p. 117). Interrogeant la légitimité de ce type de législation, Koposov expose les arguments pro et contra (p. 14-24), liés aux limites de la liberté d’expression et de l’interférence de l’État, à leur pertinence et leur efficacité, rappelant les débats qui ont agité tant la sphère médiatique que les milieux historiens (en France tout particulièrement, p. 85, 116, 124) qui ont pu craindre une politisation, voire une manipulation, de l’histoire (p. 119-121).
Koposov s’intéresse ensuite au cas de l’Europe de l’Est, dans ce qui est sans doute la partie la plus originale de l’ouvrage car cette aire, où s’est multipliée l’adoption des lois mémorielles à partir des années 2000, est généralement absente des études sur la question. La mise en regard de la situation mémorielle en Europe de l’Ouest et en Europe de l’Est révèle la grande variété des régimes de mémoire historique, voire la « polarité » de la mémoire européenne (p. 303). Elle met en avant l’évolution propre à chacune des aires et, surtout, un usage différent des lois mémorielles. Koposov montre que dans le cas de l’Union européenne, où elles s’inscrivent dans une tradition de législation antifasciste, puis antiraciste à partir des années 1960, elles visent à créer une mémoire paneuropéenne – centrée sur des valeurs universelles, humanistes et démocratiques –, ainsi que sur la mémoire de la Shoah et la notion de responsabilité partagée (p. 27, 75, 79, 92). Dans le cas de l’Europe de l’Est, elles sont convoquées à des fins nationalistes et populistes, sans impliquer de repentir d’État ; il arrive même qu’elles protègent la mémoire des bourreaux plutôt que celle des victimes (p. 144). Mais la différence majeure réside dans le fait qu’en Europe centrale et orientale, c’est la mémoire du communisme qui domine, au point d’éclipser celle de la Shoah, souvent minimisée (p. 144-152). Les lois mémorielles s’appliquent ainsi tout autant, voire davantage, aux crimes du communisme, qui ne font pas l’objet d’une pénalisation en Occident, qu’à ceux du nazisme – les premiers pouvant eux aussi être qualifiés de « génocide » (p. 157). La situation à l’est n’est néanmoins pas homogène : dans une typologie éclairante, Koposov montre que, selon les pays, les lois mémorielles soit s’alignent sur le « modèle occidental », soit, à l’instar de la Pologne et de l’Ukraine, suivent une logique « antirusse » dans la lignée des « lois de décommunisation » (p. 146, 152-160). Il voit dans cette deuxième tendance, qui prévaut depuis la fin des années 2000, entre autres facteurs, l’influence du néo-impérialisme poutinien qui a exacerbé les tensions mémorielles – se muant parfois en véritables « guerres de mémoire » – et poussé les pays voisins à réagir pour protéger leurs interprétations du passé (p. 148, 170).
Se proposant d’éclairer, par l’angle mémoriel, les péripéties géopolitiques les plus récentes (p. 177-178), Koposov examine ensuite à la loupe le cas de l’Ukraine, terrain de dissensions et de radicalisation de la politique mémorielle depuis deux décennies. Il étudie tout particulièrement les projets de lois en réaction à la montée du nationalisme et à la réhabilitation de certains collaborateurs (p. 186-187), ainsi que la mémoire récente et « artificiellement construite » (p. 185) de l’Holodomor – grande famine organisée par Staline au début des années 1930 que le pays tente de faire reconnaître comme génocide – devenu un objet de consensus national bien davantage que la Seconde Guerre mondiale (p. 183-185, 189). Enfin, les deux derniers chapitres sont consacrés à la politique historique et législative russe, d’abord dans le contexte des réformes démocratiques d’Eltsine, puis dans celui du « nationalisme agressif » (p. 206) sous Poutine, domaine que l’auteur connaît le mieux. Il est d’ailleurs à noter que le point de départ de sa recherche a été son engagement, en tant qu’historien, contre la loi russe de 2009 criminalisant toute interprétation contrevenant au mythe de la « Grande Guerre patriotique ». Centrée sur la lutte contre le « révisionnisme historique » relatif à la guerre, la pratique mémorielle russe a notamment ceci de spécifique qu’elle protège non la mémoire des victimes de la politique d’État – comme c’est traditionnellement le cas des lois mémorielles –, mais bien ce dernier et en particulier la mémoire du régime stalinien. C’est le seul pays à défendre explicitement « la réputation d’un régime oppressif » (p. 309). Koposov montre la place centrale qu’occupe la politique mémorielle agressive de Poutine dans son ambition impériale et pour sa légitimité aussi bien à l’intérieur du pays que sur la scène internationale (p. 207).
Ainsi l’étude fouillée et nuancée de Koposov souligne à quel point le paysage mémoriel en Europe est complexe, « asymétrique » (p. 130) et en perpétuelle évolution. De plus en plus politisé, polarisé et en tension, il témoigne de l’échec du vieux continent à créer une vision partagée d’un passé tragique (p. 303). ❚