Après les éditions française, italienne, espagnole et néerlandaise des écrits de Zalmen Gradowski, une édition savante a récemment paru en langue allemande. Cette édition résulte d’un long travail d’Aurélia Kalisky qui a manifestement su s’appuyer sur de nombreux acteurs et quelques manifestations comme, par exemple, le colloque sur les Sonderkommandos qui s’est déroulé à Berlin1 en avril 2018 et le programme sur les « Premiers savoirs de la Shoah » (Lindenberg), sur l’incontournable apport historiographique d’Andreas Kilian et de nombreuses informations philologiques de Batia Baum, traductrice de la version française. On ne pense pas seul : vérité qui vaut pour nous tous. Mais cela ne dit rien de comment l’on pense. La richesse et l’irrigation collectives du savoir scientifique ne sont pas moins importantes que la richesse et l’imprégnation d’une œuvre artistique reflétant les traditions et la ou les cultures qui auront nourri l’auteur. Or, si l’écriture de Zalmen Gradowski a ceci de singulier qu’elle est la seule de tous les Sonderkommandos qui réponde à une puissante exigence littéraire, ce dernier n’échappe pas aux tendances générales que l’image des Sonderkommandos a suivies dans les esprits et qui génèrent quelques risques de surinterprétation.
Après avoir été, pendant une quarantaine d’années, les symboles de la honte et de l’abjection se voyant reprocher, plus ou moins explicitement, d’avoir choisi de « vivre » plutôt que de s’être suicidés ou fait abattre en refusant d’assurer les tâches immondes auxquelles les SS les contraignaient, les Sonderkommandos ont été l’objet de multiples interprétations, parfois fantaisistes (voir Mesnard, 2015), auxquelles Gradowski n’échappe pas. Giorgio Agamben les a abusivement dépréciés pour construire la figure du « Muselmann » comme témoin intégral de la Shoah. Georges Didi-Huberman a convoqué les textes de Gradowski que la première édition française lui avait fait découvrir pour étayer son parti pris consolatoire de l’imagination d’Auschwitz contre la thèse de l’irreprésentabilité de la Shoah de Claude Lanzmann, et l’on peut se demander si, aujourd’hui, avec l’édition Kalisky et les commentaires para ou méta textuels qui l’accompagnent – nourris, entre autres, du philosophe Philippe Bouchereau – et la mettent en valeur, Gradowski ne va pas devenir une sorte de monument de la littérature, voire de la « poésie », comme le présente Marianne Dautrey dans le compte rendu très bienveillant de cette dernière édition paru dans En Attendant Nadeau en 2020. Où est le risque ?
Le risque vient que l’on pourrait – si ce n’est déjà en cours car cela complaît aux attentes – habiller Gradowski d’un costume savant et artiste en décalage avec un homme qui ne nourrissait que de modestes ambitions littéraires, jusqu’à le travestir en le réinventant. On a déjà senti une tentative de le rendre pour ainsi dire « familier » avec l’essai de reconstitution biographique qu’ont entrepris Chare et Williams dans leur, au demeurant excellent, Matters of Testimony (2016) suivi de Testimonies of Resistance (2019). Comme s’il fallait donner de lui une image domestique en « faisant du récit » avec les bribes d’informations que l’on a pu récolter sur lui et sa famille. S’il ne fait aucun doute que Gradowski se soit essayé à produire une réelle écriture qui tende à une qualité littéraire, il ressort surtout de son texte et de ses étonnants effets stylistiques qu’il fonde là une scène, à laquelle il se raccroche comme à un radeau, pour rendre compte de l’expérience commune des Sonderkommandos plus que de sa propre expérience personnelle – cette dernière ne faisant l’objet que de son premier manuscrit dans lequel on trouve le récit de sa déportation avec sa famille qui allait être assassinée à leur arrivée le 8 décembre 1942. Le risque est donc d’individuer excessivement un être duquel s’était retirée la majeure partie de ce que l’on pourrait désigner comme la substance de son individualité – pour se vouer au double devoir collectif de témoigner d’une part pour les Juifs assassinés à Auschwitz, d’autre part pour l’équipe à laquelle il appartenait et dans laquelle semblait régner un fort sentiment fraternel que son écriture met en valeur.
Autrement dit, il ne faut pas faire de Gradowski plus que ce qu’il était, non seulement avant d’être déporté, mais durant sa détention comme Sonderkommando. Pour reprendre les mots de Zalmen Lewental, il est important de le considérer comme un humble et de ne pas négliger la portée collective de son écriture, surtout dans le second manuscrit. Celui-ci est en effet le plus vaste et troublant en ce qu’il relate des faits s’étant déroulés à l’intérieur du quartier des chambres à gaz. Nul besoin d’en faire une figure d’exception, ni de l’idéaliser ou d’en faire un « exemple ». Au contraire, une juste lecture doit mettre en évidence la dimension matérielle de cette forme de résistance passant par l’écriture et la lutte armée (il est un des chefs de la révolte désespérée du 7 octobre 1944 et y périt), une matérialité documentaire où le corps est éminemment présent jusqu’à inspirer le malaise ou pire, quand le texte donne à lire la description, en partie fantasmée, du corps et des comportements des femmes qui vont être gazées. Toute considération que la tendance d’une métaphysique testimoniale élude, voire dont elle éloigne gravement. Il est toutefois évident que, plaçant haut la barre, cette nouvelle édition maintient ouverte la question des Sonderkommandos et ravive le défi d’approcher leur condition – plutôt que de s’imaginer la connaître. ❚
Œuvres citées
Dautrey, Marianne, 2020 [21 novembre], « Zalmen Gradowski, ou la poésie comme témoignage », En Attendant Nadeau.
Chare, Nicholas et Williams, Dominic, 2016, Matters of Testimony. Interpretating the Scroll of Auschwitz, New York, Berghahn Books.
Chare, Nicholas et Williams, Dominic, 2019, Testimonies of Resistance: Representations of the Auschwitz-Birkenau, New York, Berghahn Books.
Lindenberg, Judith (dir.), 2017, Premiers savoirs de la Shoah, Paris, CNRS éditions.
Mesnard, Philippe, 2015, « Parias de la mémoire. La réception des témoignages écrits des Sonderkommandos », in Mesnard Philippe (dir.), Sonderkommando et Arbeitsjuden. Les travailleurs forcés de la mort, Paris, Kimé, coll. « Entre histoire et mémoire », p. 89-116.