L’affluence du public, a New-York, à Paris comme à Pointe-à-Pitre, où l’exposition « Le modèle noire » a été successivement montrée, suffit à indiquer combien elle était attendue. La Wallach Art Gallery de l’université de Columbia a dû étendre ses horaires d’ouverture et réimprimer des catalogues, le Mémorial ACTe a connu avec cet événement son premier record de fréquentation, et le demi-million de visiteurs que l’exposition a attiré au musée d’Orsay n’a pas peu contribué, là aussi, à ce que l’institution dépasse en 2019 les niveaux d’entrée des années précédentes. De manière inattendue, ce succès oblige les musées, et à travers eux l’histoire de l’art, à ne pas en rester là, car cet engouement est manifestement aussi le résultat d’un retard que beaucoup souhaitaient voir enfin comblé.
Une première exposition sur le thème de la représentation des Noirs dans l’art occidental avait été organisée à la Niewe Kierk d’Amsterdam en 2008 (Black is Beautiful: Rubens to Dumas), puis en 2016 à la National Portrait Gallery de Londres, mais cantonnée à une période donnée de portraits photographiques (Black Chronicles: Photographic Portraits. 1892-1948). À la même date, avec The Color line. Les artistes africains-américains et la ségrégation, le musée du quai Branly semblait introduire le sujet dans le champ muséal français, tout en le limitant à l’espace états-unien, comme si le sujet concernait moins directement la France. Dans son propos liminaire au catalogue, Daniel Soutif, commissaire de l’exposition, expliquait que le choix d’un tel sujet avait en quelque sorte été eux-mêmes commençaient à entre- prendre une « révision de leur histoire de l’art » afin d’y intégrer les artistes noirs, tout en regrettant que ceux-ci ne fussent pas mieux connus en France. « De cette ignorance est né le projet de la présente exposition », concluait-il alors (Soutif, p. 16).
La préface du catalogue d’Orsay, signée de sa présidente, Laurence Des Cars, et du président du Mémorial ACTe, Jacques Martial, rend un son étrangement semblable lors- qu’ils écrivent qu’en abordant pour la première fois en France ce sujet « l’histoire de l’art même s’en trouve profondément renouvelée » (p. 13). Dans leur texte commun, Anne Lafont et David Bindman veulent à leur tour y voir « un moment inaugural » de prise en compte du Noir comme sujet aussi bien artistique que politique (p. 19), et on ne peut évidemment que souhaiter que cela le devienne.
Autrement, cette exposition pourrait s’avérer finalement contre-productive. D’aucuns pourraient dire en effet, celle-ci ayant eu lieu, que le sujet a été traité, et même considérer que le risque de la voir déborder son « sujet », précisément, a été grâce à elle circonscrit pour longtemps. On pourrait aller jusqu’à craindre qu’un tel événement confine ou renvoie à nouveau cette part de la production artistique aux marges de l’histoire de l’art, avec cette difficulté supplémentaire qu’exposer les présences noires dans les représentations artistiques occidentales n’a ni la valeur d’une révélation ni celle d’une évidence : c’est tout simplement un fait. Or il importe qu’une fois considéré comme tel, ce fait trouve toute sa place dans à ses marges. Par conséquent, il est de toute nécessité que l’histoire de l’art, en ce sens, se « marginalise », c’est-à-dire qu’elle s’efforce aussi de considérer ses objets depuis un point de vue non dominant. Sans quoi son étude comme son écriture resteront un privilège, et la visite du musée une expérience étrange, intrigante parfois, mais excluante le plus souvent, voire blessante, pour tout un pan du public, qu’il soit, en l’occurrence, noir ou non.
Deux exemples permettent peut-être d’éclairer les enjeux qu’implique une prise en compte nouvelle de la diversité des points de vue sur ces questions, deux exemples qui ont autant à voir avec l’écriture de l’histoire de l’art qu’avec son actualité muséale, précisément. L’exposition que le musée d’Orsay consacra en 2010 (et dont Laurence Des Cars était à l’époque co-commissaire) à l’œuvre de l’académicien Jean-Léon Gérôme fit l’impasse sur la critique nécessaire du racisme qui informait l’orientalisme de ce dernier ; la contribution de Sophie Makariou et Charlotte Maury sur cet aspect de sa production se bornant à pointer les erreurs et les paradoxes du « réalisme » que le passif de voyageur invétéré de Gérôme l’autorisait à revendiquer. À rebours de ce précédent, « Le modèle noir », en confrontant l’Étude d’après un modèle féminin pour « À vendre, esclaves au Caire » de 1872, qui s’approche presque d’un portrait authentique, c’est-à-dire de l’image d’un individu considéré comme tel et non dans sa condition supposée de type, et le tableau de genre qui en résulta l’année suivante, l’énonce de manière d’autant plus criante qu’elle ressemble à un rattrapage. Ce faisant, elle laisse désormais deviner le lien existant entre la participation officielle et continue de Gérôme, du Second empire à la Troisième République, à l’élaboration d’une imagerie colonialiste, d’une part, et son opposition farouche et continue à toute forme d’art moderne, d’autre part. Cette ligne est ici rendue perceptible négativement parce que l’ambition théorique de l’exposition est justement de montrer – positivement cette fois – qu’en négligeant cette dimension de la présence des noirs dans l’art, un pan de la modernité qui lui revient demeure inaperçu.
Le fait qu’elle le soit restée quasiment jusqu’à aujourd’hui s’explique notamment par une certaine résistance des historiens de l’art français à ce que Stéphane Guégan, co-commissaire du Modèle noir, décrivait en 2018, dans la monographie qu’il avait consacrée à Eugène Delacroix, comme une impossibilité de « donner aujourd’hui une image équilibrée de cette “aventure africaine” […], tant règnent la frénésie réparatrice et la repentance “postcoloniale” que l’on sait ». Guégan considérait en conséquence qu’il était « temps en outre de se débarrasser de la manie regrettable de réduire l’orientalisme au colonialisme, et de les caricaturer l’un et l’autre » (Guégan, p. 126). Pareille charge obérait en fait la possibilité de mener à bien l’examen que l’actuelle exposition entend conduire un peu plus sereinement qu’à l’accoutumée. D’autant plus que l’auteur ne semblait pas alors se rendre compte qu’en écrivant de la figure noire de Femmes d’Alger dans leur appartement (1834) que « l’esclave noire au large fessier, comme le jeu des babouches, apporte à l’image sa part indispensable d’érotisme animal » (Guégan, p. 143), il entretenait précisément la caricature de l’homme blanc postcolonial projetant sur une œuvre, pourtant dénuée d’un tel fantasme, son propre imaginaire historiquement déterminé ; sans rien dire du fait que la figure noire en question ne porte pas de collier de fer, attribut traditionnel de l’iconographie des esclaves.
Une telle faute d’inattention est en réalité symptomatique non seulement d’une dé-familiarisation ou d’une sur-familiarisation avec une certaine catégorie de représentations stéréotypées, mais d’un phénomène plus large qui tient, tous comptes faits, de la faillite culturelle et du fiasco mémoriel. Une autre mémoire visuelle n’a pas été entretenue, et cet oubli plus ou moins conscient a laissé toute latitude à une imagerie mémorielle pour se développer et surimposer ses clichés à l’appréhension des œuvres. Dans ces conditions, arguer de la « richesse polysémique du terme “modèle”, qui s’entend aussi bien comme personne ou personnalité ayant posé pour un ou des artistes que comme figure exemplaire et inspirante » (p. 15), ainsi que l’écrivent les commissaires, a quelque chose d’artificiel, qui ne rend qu’imparfaitement, en le forçant, ce passage au cours duquel, « d’objet d’étude, le modèle noir est devenu un sujet politique », ainsi que le rappelle Pap Ndiaye (p. 279). Or, dans le domaine des arts plastiques, cette émancipation a été rendue possible, soutient pour sa part Vincent Debaene, par le travail des avant-gardes (p. 303), et elle continue bien plus souvent d’être garantie aujourd’hui par les artistes contemporains eux-mêmes que par l’histoire de l’art en tant que lieu de recherche et de questionnement (p. 340-348). L’évaluation de ces œuvres demeurera là aussi lacunaire tant qu’elle ne se soutiendra pas d’une réévaluation de celles qui les ont précédées.
En exhumant à l’occasion la vie d’illustres inconnus sans dévoiler pour autant de chefs-d’œuvre inconnus, « Le modèle noir » rend manifeste que l’on n’a que peu ou pas du tout considéré cette présence noire. Pour preuve de cette « invisibilité partielle » (p. 154), ainsi que la qualifie avec mansuétude Isolde Pludermacher, le fait que l’immense majorité des études sur Olympia ne considèrent pas son alter ego : Laure. Pareille négligence n’est pas seulement problématique d’un point de vue politique ou historique, elle l’est aussi pour l’interprétation du tableau de Manet lui-même. A minima, on manque la moitié de sa teneur subversive en se privant du moyen de comprendre que le peintre parodie non seulement la Vénus d’Urbin (ca. 1538) du Titien, et ses avatars, mais qu’il transgresse le genre du double portrait de la maîtresse blanche au page noir, et cela sans céder à l’alliance orientaliste de l’érotisme et de l’exotisme.
C’est tout le sens de la thèse qu’a menée en 2013 Denise Murrell sous la direction d’Anne Higonnet, également contributrice du catalogue français, et qui a suscité l’initiative de la Wallach Art Gallery ; preuve de la fécondité des collaborations entre musées et universités aux États-Unis pour introduire de nouveaux thèmes de recherche dans l’espace public. La démonstration originale de Murrell qui figurait dans le catalogue états-unien n’est que partiellement traduite dans sa version française (les deux premiers chapitres de l’original seulement sont reproduits dans des versions raccourcies), le recueil ayant préféré multiplier les points de vue en faisant appel à de nombreux auteurs. Cette diversité des approches ne manque pas d’intérêt, mais elle dilue quelque peu la force de celle de Murrell qui établissait clairement un lien entre la représentation de modèles noirs féminins et l’avènement d’une certaine modernité artistique, ce dont Olympia constitue, pour Murrell, la matrice fondamentale. C’est d’ailleurs elle qui a découvert le prénom de Laure, la servante, presque au même moment où, en France, Anne Lafont suggérait de manière convaincante que le modèle du Portrait d’une négresse (1800) par Marie-Guillemine Benoist se prénommait Madeleine ; signe d’une recherche qui, pour avoir été longtemps souterraine, porte à présent publiquement ses fruits.
La présence picturale de la figure de Madeleine accompagne certainement tous les visiteurs du Louvre qui l’ont rencontrée un peu par hasard, et sans doute avec la surprise de découvrir une évidence dont, pour la plupart, ils n’avaient sans doute jamais entendu parler. Laure fait elle aussi partie de ces faits picturaux que nombre de regardeurs ont dû se résoudre à regarder comme secondaires, étant donné la mutité de la littérature à son sujet. Manet l’avait pourtant rendue sur la toile aussi évidemment que la nudité de Victorine Meurent. Or c’est cette factualité qui choqua à l’époque, et cette coprésence qui fut rapidement oubliée. On conserva depuis l’idée qu’Olympia inaugurait pourtant bel et bien une certaine forme de la modernité, mais l’on en escamota l’une des raisons ; et depuis quelque chose manque à cette démonstration comme à la mémoire de la modernité. Quelque chose qu’il fallait donc revoir, et reconnaître : une autre, pas plus étrange qu’une autre, et, comme toutes les figures féminines de Manet selon Paul Valéry, offrant au spectateur, une égale « présence d’absence ».
Œuvres citées
Catalogue d’exposition, 2019, Le Modèle noir. De Géricault à Matisse, Paris, musée d’Orsay, Flammarion.
Catalogue d’exposition, 2018, Posing Modernity: The Black Model from Manet and Matisse to Today, New Haven, The Yale University Press.
Catalogue d’exposition, 2016, The Color Line. Les artistes africains-américains et la ségrégation, Paris, Musée du quai Branly Jacques-Chirac, Flammarion.
Guégan, Stéphane, 2018, Delacroix. Peindre contre l’oubli, Paris, Flammarion.
Valéry, Paul, 1946, « Triomphe de Manet » [1932], in idem, Pièces sur l’art [1934], Paris, Gallimard.