Élie Buzyn, Ce que je voudrais transmettre (Alisio, 2019)
Alain Pujat, IA-IPR de lettres honoraire – Académie de Créteil
Cela ressemble au début d’un conte : lorsqu’il était un tout jeune enfant, les fées de la famille se sont penchées sur le petit Élie. De tous les dons qu’elles lui firent, il en est un qui l’a marqué à jamais. À la veille du shabbat, il était chargé de recevoir les mendiants qui venaient pour l’aumône, mais, un jour, ayant remarqué que certains trichaient, en passant deux fois, il court en informer sa mère. À sa grande surprise, elle lui répond que ce n’est pas grave, qu’une pièce, c’est bien peu, et que l’important est de « donner sans compter ». Ce jour-là, sa mère lui offre le don en viatique pour sa vie. Cette leçon de vie, Élie Buzyn l’a inscrite comme un emblème à l’ouverture de cette « Lettre » qu’il adresse aux « jeunes générations ».
À ceux qui croient que l’on se construit seul, dans une naïve autonomie, il oppose cette leçon de modestie que l’être humain, avant d’être le fils de ses œuvres, se forme en recevant l’héritage de ses pères, les leçons de ses maîtres. Aux Digital Natives, enfants du présent et de la vie immédiate des réseaux, il conseille « de s’intéresser à l’Histoire, de regarder en arrière ». À l’individualisme des projets de carrière, il oppose que l’on n’existe que comme « maillon d’une chaîne qui implique empathie et solidarité », liés aux autres, aidés par les autres, les aidant à notre tour, selon la grande règle du don, du don reçu et du don rendu.
Si cette transmission des savoirs et des valeurs, d’une génération à l’autre, est si importante, c’est, dit Élie Buzyn, qu’elle est la condition pour une société humaine de sa survie dans le temps. À la question posée constamment aux rescapés des camps : « comment avez-vous pu résister ? », il répond que c’est cet héritage qui lui a permis de survivre, et la promesse faite à sa mère, le jour de sa bar-mitsvah, qu’il survivrait à cette guerre.
C’est qu’après le temps des fées est venu celui des monstres. Dès 1940, dans le ghetto de Lodz, Élie, âgé de 11 ans, travaille en usine pour assurer la survie des siens. Puis, ce sera Auschwitz, l’assassinat de ses parents, la marche de la mort, Buchenwald. Élie Buzyn évoque ce temps d’effroi avec une retenue et une simplicité empreintes de gravité, qui traduisent la force intérieure qui l’habite. S’il élève parfois la voix, c’est, le plus souvent, pour un trait d’humour ou de malice. Lorsqu’on lui demande si on peut croire en Dieu après la Shoah, il s’étonne de ce rescapé des camps devenu grand-rabbin d’Israël, disant, en une formule où la raillerie voile peut-être l’amertume, qu’il « a certainement dû composer avec un Dieu que les hommes n’intéressent pas. Un Dieu déconnecté de l’espèce humaine ». La forme choisie pour cette « lettre » – des entretiens avec l’éditrice Barbara Astruc, qui a l’âge des petits-enfants d’Élie Buzyn – donne le sentiment d’une conversation amicale et familière, qui sert parfaitement le propos en ôtant à ces conseils et à ce message toute pesanteur moralisante.
Des anecdotes y concourent aussi. L’une d’elles frappe par la valeur symbolique, quasi allégorique, qu’Élie Buzyn lui donne. Lorsqu’il est arrivé à Buchenwald, au terme de la marche de la mort, ses pieds avaient gelé. Pas d’autre solution, selon le médecin du camp, que de les lui couper. C’est l’un de ses camarades qui le sauve, en lui conseillant de tremper ses pieds alternativement dans l’eau froide, puis dans l’eau chaude. Élie Buzyn voit dans la réussite de ce traitement de fortune comme une préfiguration du choix professionnel qu’il fera plus tard, lorsqu’il se détournera de la chirurgie générale – une chirurgie d’ablation, dit-il – pour la chirurgie orthopédique : « Je voulais réparer les vivants, les remettre en état de marche au lieu de les priver d’un organe ». Il en tire aussi un enseignement plus général, à l’intention de ses jeunes lecteurs. Il les invite à se méfier de l’hyperspécialisation (et de railler « les spécialistes du cinquième doigt ou de la dernière phalange »…), de l’excès d’assurance qu’elle procure, et des erreurs qu’elle fait commettre. Voici réhabilitée, dans la dignité de sa mission et la modestie de sa démarche, une pratique d’artisan, – la chirurgie, rappelle-t-il, désigne étymologiquement un « travail manuel » – un « bricolage » pourrait-on dire, en clin d’œil à Lévi-Strauss. Et, comme pour tout artisanat, comme pour tout métier, l’apprentissage est d’abord affaire de transmission d’homme à homme : c’est dans les situations concrètes de l’exercice du métier que l’élève apprend de son maître à « développer son agilité d’esprit par rapport à la théorie ».
La chirurgie orthopédique, écrit Élie Buzyn, « je l’ai pratiquée toute ma vie, en m’efforçant de produire du positif avec ce qui était malade ou fracturé ». On songe au Dr Rieux, le héros de La Peste d’Albert Camus. Élie Buzyn et ce frère de fiction appartiennent tous deux au nombre de ceux qui « ne pouvant être des saints et refusant d’admettre les fléaux, s’efforcent cependant d’être des médecins ». Une semblable détermination les unit, modeste et tenace. Une même peur les habite aussi.
Après avoir longtemps refusé de parler des camps, Élie Buzyn, poussé par ses enfants, a admis qu’il s’était « trompé ». Il a reconnu la nécessité de transmettre le souvenir de ce qui s’est passé, par fidélité aux morts, et par souci d’aider les générations futures : « le dépositaire du récit est chargé de le perpétuer à son tour ». Mais, Rieux, le médecin de La Peste, comme Buzyn, le chirurgien, savent tous deux que « l’antisémitisme, qui dure depuis trois mille ans, ne va pas s’arrêter », et que « le bacille de la peste ne meurt, ni ne disparaît jamais », que « peut-être le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse ».
C’est que l’humanité peut avoir la mémoire courte, Élie Buzyn le sait, et s’en inquiète. C’est pourtant l’espoir qui l’emporte en lui. S’il a pu survivre dans les camps, explique-t-il, c’est parce qu’il n’a jamais cessé d’espérer, « c’est cela qui nous faisait tenir ». La grande leçon qu’il veut transmettre, et par laquelle il conclut sa « lettre », est un acte de confiance raisonnée en l’avenir, la conviction qui l’habite que, quelles que soient les épreuves que l’on peut traverser, « il y a toujours du positif à en extraire », et qu’il « n’y a pas lieu de désespérer ». Élie Buzyn sait mieux que personne que ce pari que l’on fait alors, « ce doute positif qu’on appelle l’espoir », ce « risque des risques » selon la formule de Georges Bernanos qu’il cite alors, est la seule voie qui vaille.