Séverine Bourdieu, professeur de lettres en CPGE au lycée Déodat de Séverac de Toulouse
Résumé : Cette ressource est destinée à accompagner la lecture et l’étude du récit de Daniel Mendelsohn Les Disparus en œuvre intégrale. On y trouvera des informations sur l’auteur et sur la structure de l’œuvre, qui complètent le compte rendu publié sur ce site ainsi qu’une proposition de séquence, avec son déroulement détaillé et les outils visant à faciliter la lecture individuelle et/ou collective des élèves. Enfin, des suggestions de textes et de documents complémentaires permettront de prolonger la réflexion.
Mots-clés : témoignage, enquête, identité
Index géographique : États-Unis, Galicie (Pologne, Allemagne, Ukraine) – Australie, Danemark, Israël, Suède
Discipline / enseignement : Humanités, littérature et philosophie, Lettres
Niveau : Terminale générale, Lettres Supérieures
Version PDF : Les Disparus – Séquence pédagogique
L’auteur, un « témoin par procuration »
Daniel Mendelsohn, professeur de littérature classique au Bard College (État de New York), a écrit et publié plusieurs ouvrages dont certains ont été traduits en français : un recueil de critique littéraire et cinématographique, How beautiful it is and how easily it can be broken en 2008 (Si beau, si fragile, 2011) et un triptyque sur l’identité plurielle et morcelée, composé de récits hybrides où se mêlent histoire familiale, introspection et méditation sur les textes antiques : The Elusive Embrace en 1999 (L’Etreinte fugitive, 2009), The Lost en 2006 (Les Disparus, 2007) et An Odyssey. A Father, a Son and an Epic en 2017 (Une Odyssée. Un père, un fils, une épopée, 2017). Les Disparus a reçu plusieurs prix aux États-Unis (National Book Critics Circle Award et National Jewish Book Award) et en France (Prix Médicis Etranger et Meilleur livre de l’année 2007 par le magazine Lire).
Né en 1960 à Long Island aux États-Unis, il n’est pas un témoin oculaire des événements qu’il rapporte dans cette œuvre : il se présente plutôt comme un passeur de témoignages. Il a en effet personnellement rencontré et questionné plusieurs témoins directs, Juifs et Ukrainiens, dont il a enregistré et retranscrit les paroles et les divers points de vue.
Sa démarche, aussi originale soit-elle, s’inscrit dans un phénomène plus général, celui des enfants et petits-enfants de victimes et de survivants qui ont besoin de prendre en charge une histoire familiale et un témoignage dont ils se sentent les héritiers dépossédés et ignorants pour se la réapproprier et pour la transmettre à leur tour, sur d’autres modes et avec d’autres enjeux. L’historien Ivan Jablonka, qui s’est lui-même inscrit dans cette tendance en s’aventurant hors des chemins balisés de l’écriture historiographique lorsqu’il a publié Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus en 2012, a consacré un bel article aux Disparus :
« À l’orée du XXIe siècle, alors que l’“ère du témoin” s’achève parce que les rescapés meurent les uns après les autres – le In memoriam placé à la fin de l’ouvrage comporte neuf noms de personnes disparues entre 2004 et 2006 –, Mendelsohn invente un témoignage d’un genre nouveau. Il n’est pas un témoin oculaire, mais un témoin par procuration, un homme qui a tremblé et pleuré avec les survivants, qui a accompagné les morts eux-mêmes, un témoin qui ne se console pas de ne pas avoir vu, et qui s’en console d’autant moins qu’il a vu, pendant toute son enfance, à travers les yeux des autres.
Dans son étude History and Memory after Auschwitz, Dominick LaCapra affirme que l’important n’est pas de se souvenir, mais de se souvenir de manière pertinente. Le danger est que la mémoire alterne entre répétition nostalgique et agitation superficielle, pour finalement transformer l’absence entêtante des victimes en présence sanctifiée et honorée ; d’où la nécessité de ne jamais disjoindre le savoir, l’éthique et l’esthétique. Après lui, Mendelsohn nous montre qu’à l’étouffant “devoir de mémoire” il faut substituer la liberté créatrice du ressouvenir[2].»
Présentation du livre [3]
Les Disparus raconte l’enquête menée par Daniel Mendelsohn, dans le temps et dans l’espace, pour comprendre ce qui est arrivé à son grand-oncle maternel, Shmiel Jäger, à sa femme Ester et à leur quatre filles, Lorka, Frydka, Ruchele et Bronia, disparus durant la Seconde Guerre mondiale. Il est amené, pour trouver une réponse à ses questionnements, à effectuer plusieurs voyages en Europe, en Israël et en Australie afin de rencontrer les derniers témoins vivants de Bolechow, la petite ville de Galicie qui fut le berceau de sa famille et le décor du drame.
Cette œuvre hybride, qui se présente comme une enquête historiographique rigoureuse, une médiation philosophique sur notre rapport au passé et notre humanité, une quête identitaire et familiale ainsi qu’une réflexion sur les enjeux du récit et de la littérature, est de toute évidence un chef d’œuvre unanimement reconnu par la critique journalistique et universitaire. La richesse des informations et des questionnements qu’elle propose ainsi que la qualité de son style, restituée avec beaucoup de finesse par Pierre Guglielmina pour la traduction française, offrent la possibilité d’une lecture très fructueuse pour des lycéens et des étudiants souhaitant s’engager dans des études en littérature et en sciences humaines (philosophie, histoire). En outre, l’auteur, en bon professeur spécialiste de l’Antiquité, y fait référence aux textes fondateurs de notre culture : la Bible et l’Enéide essentiellement, mais aussi les épopées homériques.
Le texte est découpé en cinq parties qui portent toutes un double titre empruntés à la Torah (nom que les Juifs donnent au « Pentateuque », les cinq premiers livres de la Bible : la « Genèse », l’« Exode », le « Lévitique », les « Nombres » et le « Deutéronome ») ainsi qu’une mention temporelle qui fait apparaître la trame chronologique du récit. Chaque partie est entrecoupée de passages en italiques proposant des exégèses sur des épisodes bibliques, ce qui permet de donner ampleur et résonance à l’enquête familiale et historique.
« Bereishit ou les Commencements (1967-2000) » correspond à la genèse de l’enquête, aux origines du désir de savoir qui anime le narrateur : y sont évoqués ses premiers souvenirs de réunions familiales et sa ressemblance physique avec Shmiel, son plaisir à écouter son grand-père raconter sa jeunesse, sa décision, au moment de sa Bar-Mitsva, de reconstituer rigoureusement sa généalogie et les diverses démarches administratives effectuées dans ce sens, son choix à vingt-cinq ans d’étudier l’hébreu et les textes religieux.
« Caïn et Abel ou Frères et sœurs (1939/2001) » permet de faire le lien entre le passé et le présent grâce à la problématique de la rivalité fraternelle, qui concerne toutes les générations de son arbre généalogique mais également les relations entre les peuples partageant le même espace (Polonais, Ukrainiens et Juifs à Bolechow). Cette partie correspond également au premier voyage que le narrateur effectue avec deux de ses deux frères et sa sœur à Bolechow, berceau de la famille et décor du drame.
« Noach ou annihilation totale (mars 2003) » raconte son voyage en Australie avec son frère Matt pour rencontrer cinq survivants de Bolechow. À travers leurs témoignages et l’étude du Déluge, il prend la mesure de ce que signifient la perte et la destruction d’un pan entier d’une vie, d’une société et d’une culture.
« Lech Lecha ou En avant ! (juin 2003-février 2004) » met en parallèle divers exodes, qui peuvent être également des retours au pays : celui d’Abraham vers la terre promise, celui d’Ulysse vers Ithaque, celui des Juifs polonais (dont une partie de sa famille) vers la Palestine puis Israël, celui des survivants de la Shoah vers des pays plus accueillants après la guerre. Le narrateur et son frère Matt, le photographe auteur des clichés reproduits dans le récit, vont en Israël, en Suède et au Danemark pour rencontrer et questionner d’autres anciens de Bolechow. Rentré aux États-Unis, le narrateur fait le point sur les éléments qu’il a recueillis et sur la façon dont ses périples l’ont changé et ont modifié son projet initial : il s’interroge alors sur le livre qu’il va écrire (« un faux dénouement »).
« Vayeira ou l’étude Arbre dans le jardin (8 juillet 2005) » donne sa véritable conclusion au récit. Daniel Mendelsohn y raconte son retour à Bolechow et les découvertes capitales qu’il y fait par hasard sur Shmiel et Frydka. Il y mène aussi une réflexion sur la connaissance et sur l’usage que l’on fait du passé, sur la façon dont les faits deviennent des histoires.
Cette trame chronologique doit cependant être nuancée. Le narrateur affirme en effet s’être inspiré de l’art de conteur de son grand-père, qu’il compare à celui d’Homère dans l’Iliade : « il ne recourait pas au procédé évident de commencer par le commencement et de finir par la fin ; il préférait la raconter en faisant de vastes boucles, de telle sorte que chaque incident, chaque personnage […] avait droit à sa mini-histoire, à une histoire à l’intérieur de l’histoire, un récit à l’intérieur du récit, de sorte que l’histoire ne se déployait pas (comme il me l’a expliqué un jour) comme des dominos, une chose se produisant après une autre, mais plutôt comme des boîtes chinoises ou des poupées russes, chaque événement en contenant un autre, qui à son tour en contenait un autre, et ainsi de suite » (p. 48-49).
Le projet pédagogique
La lecture et l’étude de cette œuvre contemporaine trouvera sa place dans le dernier semestre du programme « Humanité, littérature et philosophie » dont la thématique est « L’humanité en question ». Elle permettra d’explorer les trois déclinaisons proposées.
À l’étude axe « Création, continuités et rupture » correspond la réflexion menée par le narrateur sur « les problèmes de proximité et de distance » (p. 543) que pose son entreprise littéraire : comment comprendre et transmettre un témoignage sur des faits passés ? Comment le restituer pour qu’il atteigne et touche un lecteur actuel ? « Comment être le narrateur » de cette histoire ? (ibid.)
À l’axe « Histoire et violence » correspondent les témoignages et les informations historiques sur les violences barbares et les atrocités commises par les Ukrainiens contre les Juifs à la fin des années 30, ainsi que les conséquences qu’elles ont eues sur les survivants (angoisses psychologiques, culpabilité).
Quant à l’axe « L’Humain et ses limites », il pourra être étudié à travers les passages où il est question des moments de bascule entre humanité et barbarie, mais également en s’intéressant à la notion de savoir, puisque le narrateur comprend au cours de sa quête qu’il est impossible d’atteindre une certitude et une connaissance définitive sur les faits passés, en raison de la subjectivité du témoignage et de sa réception, des vicissitudes de la mémoire, des réticences du témoin, etc.
Cette séquence pourra également être l’occasion de revenir sur les thématiques qui auront été travaillées précédemment. Les acquis sur « les pouvoirs de la parole » pourront éventuellement être convoqués pour sensibiliser les élèves à la dimension orale de cette œuvre : présence de la voix du narrateur, souci de retranscrire les spécificités de la parole des témoins (langue, accent, défauts de prononciation), réflexions sur la manière de raconter une histoire. La réflexion menée sur la différence des points de vue (Ukrainiens et Juifs ; victimes et héritiers contemporains) pourra prolonger celle qui aura été menée en semestre 2 de Première (les représentations du monde). La thématique « recherche de soi » est aussi présente dans cette enquête sur les origines familiales.
Déroulement de la séquence
Modalités de lecture et choix de la problématique
Si le récit peut s’avérer passionnant, il peut aussi décontenancer les élèves par son ampleur (plus de 600 pages) et sa densité. Il conviendra donc de proposer des outils permettant un meilleur repérage des différentes époques et des différents lieux évoqués ainsi qu’un parcours de lecture différencié selon les possibilités de chacun (fin de la 1ère séance).
Cet ouvrage s’inscrit dans un moment très particulier de l’histoire de la Shoah : le tournant du XXe-XXIe siècle correspond à la fois à un moment d’urgence (puisque les derniers survivants sont en train de disparaître) et à un moment de réflexion (que faire des témoignages qu’ils nous ont légués ?). Nous avons donc choisi de nous intéresser à la façon dont Daniel Mendelsohn s’efforce de tisser un lien entre l’événement historique de la Shoah et notre présent, dans l’espoir que les élèves pourront, au cours de cette étude, faire le lien entre eux et cette histoire qui aurait pu, au premier abord, leur sembler bien éloignée de leurs préoccupations et de leur quotidien.
On se demandera ainsi comment et pourquoi Daniel Mendelsohn écrit « une histoire de proximité et de distance » (p. 125).
Chaque texte analysé en classe sera un élément de réponse à cette problématique, explorera les différents moyens utilisés par l’auteur pour tisser ce lien et en approfondira les implications.
Séance 1 : prise de contact avec le livre et entrée dans la lecture
Analyse du paratexte : enquête sur Les Disparus
La couverture et la 4ème de couverture : quels sens peut-on donner a priori à ce titre ? À quoi peut-il renvoyer ? Quel lien peut-on faire avec les photographies reproduites ? Qui est l’homme au chapeau ? A quels lieux et quelles époques renvoient ces photographies ?
L’épigraphe : « sunt lacrimae rerum » : les latinistes, s’il y en a, pourront être mis à contribution. L’enseignant choisira d’éclairer dès l’abord cette référence à Virgile ou bien pourra demander aux lecteurs de trouver l’endroit dans l’œuvre où elle est éclaircie. Ce passage sera étudié lors de la séance 4.
L’arbre généalogique de la famille de Shmiel Jäger : repérage des différentes générations, de la double lignée (Jäger et Mittelmark), des doubles prénoms (assimilation) et des prénoms récurrents (tradition, p. 195), des vivants et des morts, des dates de vie et de morts des six « disparus ». On pourra proposer aux élèves, au fur et à mesure de leur lecture, d’ajouter sous chaque nom de personne la page où est reproduit son portrait (Shmiel : p. 22, 35, 102, 237, 386, 409, 522) ; Ester : p. 237, 386, 522 ; Lorka : p. 386 ; Frydka : p. 250, 333, 386 ; Ruchele : p. 274, 386 ; Bronia : p. 237, 386).
La table des matières : analyse des titres : trame globalement chronologique ; explication des expressions empruntées à la Torah et mise en relation de l’histoire des Juifs d’aujourd’hui avec le destin des Juifs racontés dans l’Ancien Testament ; les pays visités) => explication de la double typographie à l’intérieur du récit (italiques et romaines).
L’In memoriam (éventuellement) : urgence à recueillir les témoignages.
Lecture commentée de l’incipit : comprendre la démarche du narrateur
L’exergue
Citation de Marcel Proust sur l’âge auquel on se retourne vers son passé personnel et familial pour prendre conscience de l’héritage que l’on porte en soi et qui participe de son identité. Occasion pour que les élèves s’interrogent sur leur propre rapport au passé.
Début du chapitre 1 : p. 13-18
Contexte : où ? (côte Est des É.-U.), quand ? (années 60), qui ? (Juifs qui parlent yiddish donc venus d’Europe) ; la génération des grands-parents, la diaspora et les accents.
On pourra à ce moment-là, dans l’optique de faciliter leur lecture personnelle, attirer l’attention des élèves sur la manière de raconter l’histoire par cercles concentriques : l’expression « Les billets froissés » (p. 14) constitue ainsi un exemple de ce que Claude Simon appelle un « carrefour » de sens, c’est-à-dire un mot qui permet de créer une contiguïté entre deux époques lointaines, un lien entre ce qui est épars dans la réalité mais cohabite dans la mémoire.
Claude Simon, extrait de la préface manuscrite d’Orion aveugle (Skira, 1970) :
« Si aucune goutte de sang n’est jamais tombée de la déchirure d’une page où est décrit le corps d’un personnage, si celle où est raconté un incendie n’a jamais brûlé personne, si le mot sang n’est pas du sang, si le mot feu n’est pas le feu, si la description est impuissante à reproduire les choses et dit toujours d’autres objets que les objets que nous percevons autour de nous, les mots possèdent par contre ce prodigieux pouvoir de rapprocher et de confronter ce qui, sans eux, resterait épars.
Parce que ce qui est souvent sans rapports immédiats dans le temps des horloges ou l’espace mesurable peut se trouver rassemblé et ordonné au sein du langage dans une étroite contiguïté. Une épingle, un cortège, une ligne d’autobus, un complot, un clown, un Etat, un chapitre n’ont que (c’est-à-dire ont) ceci de commun : une tête. L’un après l’autre les mots éclatent comme autant de chandelles romaines, déployant leurs gerbes dans toutes les directions. Ils sont autant de carrefours où plusieurs routes s’entrecroisent. Et si, plutôt que de vouloir contenir, domestiquer chacune de ces explosions, ou traverser rapidement des carrefours en ayant déjà décidé du chemin à suivre, on s’arrête et on examine ce qui apparaît à leur lueur ou dans les perspectives ouvertes, des ensembles insoupçonnés de résonances et d’échos se révèlent.
Chaque mot en suscite (ou en commande) plusieurs autres, non seulement par la force des images qu’il attire à lui comme un aimant, mais parfois aussi par sa seule morphologie, de simples assonances qui, de même que les nécessités formelles de la syntaxe, du rythme et de la composition, se révèlent souvent aussi fécondes que ses multiples significations. »
Travail donné : à l’issue de cette séance d’introduction, il est demandé aux élèves de terminer la lecture de la première partie.
Séance 2 : élaboration de la problématique et contrat de lecture
La problématique
À partir des réflexions de la séance précédente et des questions que leur lecture suggère aux élèves, on définira la problématique d’étude (« Une histoire de proximité et de distance », p. 125).
Mise en place d’un contrat de lecture
Les élèves ont le choix entre deux modalités de lecture :
– lire le livre dans son intégralité ;
– lire une sélection de passages : les parties I et II (180 pages) doivent être lues par tous car elles sont nécessaires à la compréhension du récit, de ses enjeux et de ses modalités de lecture ; les parties III et IV (340 pages) peuvent faire l’objet d’une lecture sélective individuelle au cours de laquelle chaque élève trouvera les informations qui l’intéressent pour effectuer un travail de restitution et de réflexion sur un témoin rencontré par Daniel Mendelsohn ; la dernière partie (80 pages) pourra être lue par tous en fin de séquence.
Cette lecture sélective est guidée par un objectif : restituer un témoignage
Daniel Mendelsohn rencontre 12 survivants de Bolechow qui ont connu la famille Jäger. On pourra alors répartir les élèves en binômes ou en trinômes qui prendront chacun en charge 1 témoin et qui restitueront à la classe la teneur de son témoignage. Pour préparer cet exposé, chaque élève devra lire les passages où ce témoin apparaît et remplir un tableau avec des informations objectives et factuelles (état civil / lieu de vie au moment de la rencontre / langue parlée / histoire personnelle /liens avec les Jäger et informations données sur eux / autres éléments de témoignage à retenir). Cet exposé oral pourra donner lieu à une évaluation.
Documents d’aide à la lecture :
1 chronologie de l’histoire de Shmiel (PASSE) (à distribuer complète ou à compléter par les élèves en cours de lecture) (cf annexe 1)
1 chronologie de l’enquête (PRESENT) (cf annexe 2)
1 liste des témoins rencontrés et interviewés (12 Juifs, 7 Ukrainiens) (cf annexe 3)
Séance 3 : la lettre de Shmiel à Joe Mittelmark
Cette séance prendra la forme d’une étude littéraire offrant un parcours de lecture à travers la 2ème partie du récit « Caïn et Abel, ou Frères et sœurs (1980-2000) » consacré à l’étude des archives familiales avant la décision de partir pour Bolechow. Elle est divisée en deux temps.
Premier temps
Extrait 1 : la lettre de Shmiel du 16 janvier 1939 (p. 117-118 + reproduction photographique p. 107)
Lecture à voix haute et tentative d’exégèse collective : quelles informations peut-on retirer de ce document ?
Extrait 2 : « C’est donc, en janvier 1939…les lettres de Shmiel » (p. 123-129)
Analyse de l’exégèse qu’en fait le narrateur : quels sont les outils et les filtres utilisés par le narrateur au cours de son travail herméneutique ?
Démarche historiographique (p. 124) : la connaissance du contexte historique permet de mieux comprendre les sous-entendus et allusions, les problèmes concrets rencontrés par Shmiel (niveau individuel). Or, ces problèmes sont emblématiques de ceux de tous les commerçants juifs, voire de tous les Juifs de l’époque (généralisation).
Analyse stylistique (p. 125) : les mots employés permettent de constater la gêne de Shmiel.
Tentatives d’explication : recours à la psychologie générale (« demander de l’argent, ce qui n’est jamais une chose agréable à faire ») puis à la mémoire familiale : souvenir d’enfance personnel qui révèle les tensions entre les cousins Mittelmark et les Jäger (animosité atavique, points de vue subjectifs et système de valeurs : « croyaient-ils », p. 125). Enfin, un souvenir d’enfance permet de révéler les tensions difficilement avouables entre les frères (p. 126) qu’on retrouve sur 4 générations en un tressage du présent et du passé : Taube et Abraham ; Aby (granpa) et Shmiel ; Jay et Bobby (cf. Une Odyssée) ; Daniel et Matt/Eric (le projet va apaiser les tensions, rapprocher les frères : p. 186 + remerciements p. 643).
Travail donné : lire les extraits 3 et 4 en les accompagnant éventuellement de deux ou trois questions permettant de guider la lecture dans la perspective de la problématique.
Deuxième temps
Extrait 3 : la parabole biblique d’Abel et Caïn (p. 110-113 ou/et 141-143)
Montrer que le recours à un mythe permet de remettre le désordre émotionnel en perspective, de créer un recul réflexif, de quitter les particularités et les contingences d’une histoire singulière pour s’élever au niveau d’une réflexion sur l’humanité, pour pointer des constantes du comportement humain. L’histoire d’une famille, de « six parmi six millions » s’inscrit au sein d’une réflexion sur le destin universel de l’espèce humaine, sur les joies et les épreuves auxquelles sont voués tous les humains.
Prolongement éventuel : analyse du tableau de Titien, Caïn et Abel, 1527
Extrait 4 : les relations harmonieuses puis tendues entre communautés (« La route que nous avions empruntée…c’était comme une grande famille », p. 156-157) :
Retour à la grande histoire et à la dégradation des relations entre les peuples voisins. Montrer que ce qui a été dit sur la famille (cousins, frères et sœurs), qu’il s’agisse de celle du narrateur ou de la première famille emblématique de l’humanité, permet de comprendre ce qui s’est passé en Galicie dans les années 30 entre les Juifs, les Polonais et les Ukrainiens.
Bilan de la séance 3 : pourquoi et comment le singulier et le collectif sont-ils tressés dans ce récit ?
Va-et-vient fécond entre l’intime, le familial, l’historique, l’humain ; le réel et l’imaginaire littéraire.
// « Il est plus naturel et plus attrayant pour des lecteurs de comprendre le sens d’un grand événement historique à travers l’histoire d’une seule famille » (p.32)
Retour à la problématique générale de la séquence : en quoi ce récit est-il « une histoire de proximité et de distance » ?
Spatialement : distance à parcourir pour aller sur les lieux, rencontrer les témoins.
Temporellement : passé dont il reste peu de trace mais qui est toujours actif.
Affectivement : intimité et éloignement des « proches ».
Pour conclure, on pourra reprendre le commentaire formulé par Élie Wiesel et proposé en 4ème de couverture : « Mendelsohn réussit à assembler un tableau immensément humain dans lequel chaque témoin a un visage et chaque visage une histoire et un destin. »
Éventuellement, dans la perspective d’une dissertation ou d’un essai, on peut travailler sur la citation de Térence « Homo sum : humani nihil a me alienum puto » / « Je suis un homme et je considère que rien de ce qui est humain ne m’est étranger » (Heautontimoroumenos)
Séance 4 : spécificité du medium photographique
Analyse d’un extrait d’entretien avec des témoins juifs ayant survécu aux massacres de Bolechow et vivant désormais en Australie (« Il devait se passer tant de choses…nous pleurons pour différentes raisons », p. 235-237)
Axes d’étude possibles
Le recours au document
Deux points de vue et deux usages totalement différents de la photographie : le narrateur qui n’a connu que les photos (familiarité inoffensive de l’album de la famille) et le survivant qui a connu le passé représenté, pour qui ce passé était un présent, et qui fait face à ce surgissement (choc émotionnel).
La relation témoin/ « historien »
L’empathie (« J’ai imaginé ») et la difficulté de se mettre à la place de quelqu’un d’autre (manque de délicatesse, de tact : « j’avais été désinvolte et irréfléchi ») : les tensions qui peuvent apparaître entre le témoin et celui qui recueille le témoignage.
Point sur le personnage de Meg Grossbard : pour quelles raisons est-elle réticente à livrer son témoignage ? Elle veut protéger la mémoire de son amie des ragots : grossesse ? père potentiel ? Elle veut protéger son témoignage car elle compte écrire un livre elle-même. Elle veut se protéger du regard des autres : son frère faisait partie de la police juive, ce qui lui donne une mauvaise réputation parmi les survivants, elle ne veut pas réveiller un passé douloureux : tensions entre frère et sœur ?
Le détour par la culture
L’Énéide de Virgile : comment les humanités, les références littéraires nous permettent-elles de mieux comprendre la réalité humaine, les gens que l’on rencontre, les situations dans lesquelles on se trouve… ? Explication de l’épigraphe (« Sunt lacrimae rerum »)
Travail donné : lire les 3 extraits de la 3ème partie en les accompagnant éventuellement de deux ou trois questions permettant de guider la lecture dans la perspective de la problématique.
Séance 5 : l’inimaginable (résister à la tentation de raconter l’inracontable)
Analyse de trois extraits sur la représentation du passé (réflexion éthique) :
- p. 263-65 : les derniers moments de Ruchele (Aktion du 28 octobre 1941) ;
- p. 289-91 : Aktion du 3, 4, 5 septembre « Bob m’a raconté…je ne saurai jamais avec certitude » ;
- p. 299-307 : la déportation de Shmiel et l’arrivée à Belzec jusqu’à la chambre à gaz.
Réflexion sur le savoir : comment le rapport du narrateur au savoir évolue-t-il au cours de son enquête ?
Les trois extraits pourront être étudiés simultanément (de façon transversale) afin de produire une réponse synthétique.
Cf. Analyse de Reine-Marie Halbout, « La passion de savoir. Les Disparus de Daniel Mendelsohn » in Les Cahiers jungiens de psychanalyse, n°131, 2010 :
« À la fin de son récit, il nous raconte son retour à Bolechow et cet ultime dévoilement d’une vérité qui va surtout le révéler à lui-même. Après tous ces voyages, toutes ces rencontres, alors qu’il est retourné dans le village natal de ses ancêtres et qu’il ne croit plus vraiment à la possibilité d’apprendre dans quelles conditions son oncle Shmiel et l’une de ses filles sont morts, un vieux paysan ukrainien lui donne une information capitale, la clé de l’énigme : “ … quelque chose s’est brisé en moi à ce moment-là. Je me suis tout simplement effondré, je me suis accroupi dans la poussière de la rue et je me suis mis à pleurer” (p. 599). Ce “ quelque chose qui se brise en lui ” pourrait bien être l’instant critique de son parcours, celui où cède la tentation de collecter des informations dans le projet de tout savoir tout en continuant d’une certaine façon de tenir ce savoir à distance, pour accéder à une autre dimension de la connaissance, celle qui va le faire chuter à terre, souffrir dans son corps en se reliant au manque, aux larmes et au chagrin.
Plan psychique, familial, historique et archétypique, tous ces niveaux travaillent en même temps et le narrateur n’est plus le même à la fin de sa quête. En même temps qu’il a fait ce voyage, il s’est rapproché de ses ancêtres disparus, de parties enfouies de lui-même et de ses proches : “ En comblant les vides du passé, on remplit ceux du présent ”. Ces ancêtres et lui-même s’humanisent, notamment dans le contact avec l’ombre, individuelle et collective. Elle lui fait retrouver son frère, “ce proche disparu”, frère qu’il n’a jamais vraiment connu auparavant, “ un homme au cœur tendre et aux sentiments profonds, un artiste qui parle peu et voit beaucoup, et s’inquiète plus que moi de ce qu’éprouvent les gens, un homme dont j’ai cassé le bras autrefois, en partie parce que j’étais jaloux d’un nom qu’il portait. ” (p. 546) Sa recherche a cessé d’être une quête intellectuelle, elle est devenue un cheminement émotionnel et affectif, un voyage d’ouest vers l’est, comme l’est le parcours du héros, avec son lot de morts et renaissances. Il lui sera même donné de voir réellement l’arbre sous lequel son grand-oncle et sa fille ont été fusillés : “J’avais voyagé loin, fait le tour de la planète et étudié ma Torah, et à la toute fin de ma quête, je me retrouvais à l’endroit où tout commence : l’arbre dans le jardin, l’arbre de la connaissance qui, comme je le savais depuis longtemps, est quelque chose de divisé, quelque chose qui apporte à la fois du plaisir et, du fait que la croissance n’est possible que dans le temps, du chagrin ” (p. 631).
[…] Au fur et à mesure que Daniel Mendelsohn avance dans ses découvertes, il accepte de renoncer à un savoir absolu, à une maîtrise de la connaissance. Dans la cure analytique, ce sacrifice vaut autant pour le patient que pour l’analyste. Pourra alors advenir un accès progressif à un savoir incertain, fondé sur le doute, le manque, qui s’écrit à deux voix, à chaque histoire. La frontière est mince entre le risque d’un savoir purement intellectuel, qui déboucherait sur une volonté de maîtrise, d’emprise, donc de mort psychique, et l’émergence d’un savoir vivant, en lien avec le sentiment, la sensation et la relation. Pour Daniel Mendelsohn, elle se joue dans cet instant où il s’effondre, chute à terre et pleure. C’est ce moment fondateur qui permet au sujet de s’ouvrir à lui-même et aux autres, de trouver une place dans la communauté des hommes. »
Cf p. 630 : nécessité de respecter la spécificité et l’intimité des morts afin de ne pas les réduire à des objets de connaissance.
Rapprochement possible avec la clausule de Dora Bruder de Patrick Modiano :
« …J’ignorerai toujours à quoi elle passait ses journées, où elle se cachait, en compagnie de qui elle se trouvait pendant les mois d’hiver de sa première fugue et au cours des quelques semaines de printemps où elle s’est échappée à nouveau. C’est là son secret. Un pauvre et précieux secret que les bourreaux, les ordonnances, les autorités dites d’occupation, le Dépôt, les casernes, les camps, l’Histoire, le temps – tout ce qui vous souille et vous détruit – n’auront pas pu lui voler. »
Séance 6 : les témoins
Exposés oraux des élèves présentant les différents témoins rencontrés.
Séance 7 : « comment raconter cette histoire ? »
Analyse d’un groupement de textes : les trois extraits pourront être étudiés successivement, pour respecter le cheminement de la réflexion.
- p. 48-51 : la technique de récit en boucles : « C’était ce que je pensais à l’époque… depuis le commencement ».
La nécessité des aller-retour entre le passé et le présent (analepse et prolepse) pour restituer la richesse et la profondeur psychologique d’une histoire ; pour suggérer des liens et des rapprochements féconds.
- p. 517-521 : discussion sur les modalités d’écriture qui permettront de choisir un point de vue pour écrire l’histoire des disparus et de leur quête : « Donc Meg n’était pas prête … comme un être humain ».
- p. 543-548 : « Comment être le narrateur » + le déplacement de l’intérêt de la mort à la vie + bilan sur la distance et la proximité.
Textes et documents complémentaires envisageables
La rivalité fraternelle
– Les mythes fondateurs : la guerre fratricide entre Polynice et Etéocle (La Thébaïde de Racine, Antigone de Sophocle ou de Bauchau), l’histoire de Romulus et Rémus (Tite-Live, I).
– peinture : Titien, Caïn et Abel, 1527.
– musique : Alessandro Scarlatti, Il primo omicidio, 1707.
– Guy de Maupassant, Pierre et Jean, 1887.
– Le génocide rwandais : Jean Hatzfeld, Une saison de machettes, 2003.
L’enquête sur des disparus
– Patrick Modiano, Dora Bruder, 1997.
– Ivan Jablonka, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, 2012.
– Jean Rouaud, Des hommes illustres, 1993.
Les témoignages de rescapés
– http://memoiresdesdeportations.org
Les problématiques de la deuxième génération
– Art Spiegelman, Maus, 1986-1991.
– Michel Kichka, Deuxième Génération, 2012.
– Bernice Eisenstein, J’étais un enfant de survivants de l’Holocauste, 2007.
Annexes
Documents d’aide à la lecture
Annexe 1 : chronologie de l’histoire de Shmiel
1912
Mort du père
1913
Shmiel part 1 an aux Etats-Unis chez son oncle Mittelmark
1920
Abraham et sa sœur Jeanette émigrent aux USA (p. 75)
1930
Itzhak et Miriam émigrent en « Israël » (foyer national juif en Palestine)
1939
Janvier : le gvt polonais impose de sévères mesures de restriction pour tous les commerces juifs (boycott et vandalisme encouragés, p. 123). Lettre à Joe Mittelmark
Avril, juillet et décembre : lettres à Jeanette et Aby
Septembre : confiscation des camions, « emploi subalterne » à la solde du gouvernement soviétique (achat de bétail à la campagne)
1941
Eté : arrivée des nazis
Sept ( ?) Yom Kippour : Jack voit Ruchele pour la dernière fois
28 octobre : arrestation et assassinat de Ruchele lors de la première Aktion
1942
Février : dernière fois que Meg a vu Lorka en compagnie de Yulek Zimmerman (circulation libre, p. 244)
3, 4, 5 septembre : mort de Bronia : mort ou déportation d’Ester
Frydka et Lorka à la fabrique de barils
Novembre : dernière fois que Jack a vu Frydka, qu’Anna a vu Lorka (p. 387)
Fuite de Lorka (partisans ? )
1943
Mars : assassinat des travailleurs W
Mort du groupe de partisans Babij
Juin : Ciszko cache Frydka (et Shmiel) (p. 418)
21 août : liquidation des derniers juifs du Lager (p. 418)
1944
Décembre : Adam Kulberg reçoit la lettre de voisine disant que tous les siens sont morts et qu’il ne reste plus qu’une quarantaine de Juifs de Bolechow
Annexe 2 : chronologie de l’enquête
Avril 1973
Bar-Mitsva, début de l’enquête active et méthodique
1980
Suicide du grand-père et récupération des documents sur Shmiel
Août 2001
Voyage à Bolechow (avec Matt, Jen et Andrew)
Février 2002
Appel téléphonique de Jack Greene
Mars 2003
Voyage à Sydney (avec Matt)
Juin 2003
Voyage à Prague, Terezin, Vienne et en Israël (avec Froma)
Novembre 2003
Conversation téléphonique avec Dyzia Lew
Décembre 2003
Stockholm
Retour en Israël (avec Matt)
Février 2004
Copenhague
Juillet 2005
Retour à Bolechow (avec Froma et Lane)
[février 2007 : documents envoyés par le directeur de Yad Vashem]
Annexe 3 : liste des témoins rencontrés et interviewés
Les Ukrainiens de Bolechow/Bolekhiv :
Olga
Maria
Pyotr
Stepan
Madame Latyk
Prokopiv
Madame Latyk (2)
Les Juifs :
(Josef Feuer)
Jack Green
Bob Grunschlag
Meg Grossbard
Salamon Grossbard
Boris Goldsmith
Anna Heller Stern
Shlomo Adler
Josef Adler
Solomon et Marcia Reinharz
Dyzia Lew
Klara Freilich
Adam Kulberg
NOTES
[1] Daniel Mendelsohn, Les Disparus (The Lost: A Search for Six of Six Million), New York, Harper Collins, 2006) ; Paris, Flammarion, 2007 ; Paris, J’ai lu, 2009 (traduction française de Pierre Guglielmina).
[2] Ivan Jablonka, « Comment raconter la Shoah ? À propos des Disparus de Daniel Mendelsohn », La Vie des idées, 30 octobre 2007. [En ligne: http://www.laviedesidees.fr/Comment-raconter-la-Shoah.html].
[3] Cf dans cette même rubrique le compte rendu de lecture que propose Séverine Bourdieu, « Pourquoi lire et faire lire Les Disparus de Daniel Mendelsohn ? ».