Even if states have always attempted to control the representations of the past in order to give an official version of it, in the 1990s a new trend has appeared which has opened another register involving the obligation to remember, an effort to be transparent, and a concern for the victims. Memory has become a strong democratic marker. Nevertheless, this progression encounters several obvious limits. Many countries (Russia and Turkey among others) continue to promote an official form of heroic history while refusing to acknowledge state-sponsored crimes. In addition, there are nationalist or populist reactions that result in a discrediting of the “duty to remember” which may now come to be regarded as insulting to the national honour. The most remarkable case has occurred in Poland where the government tried in 2018 to pass a law that would punish those who claim the Polish nation-state committed crimes during the Holocaust.
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Le 24 février 2005, le parlement français adoptait une loi d’inspiration droitière exprimant la « reconnaissance de la Nation » envers les rapatriés d’Afrique du Nord, qui préconisait entre autres que l’on enseigne le « rôle positif » de la colonisation, disposition par la suite retirée. Le tollé soulevé déboucha par ricochet sur une critique de différentes lois promulguées avant 2005 touchant à l’interprétation de l’histoire : la loi Gayssot (1990) réprimant la contestation ou la banalisation des crimes contre l’humanité (le négationnisme), celle établissant qu’une guerre a bien eu lieu en Algérie (1999), celle reconnaissant comme tel le génocide arménien (2001), enfin la loi Taubira (2001) qualifiant l’esclavage mis en place depuis l’Europe des temps modernes de crime contre l’humanité. Qualifiées rétrospectivement de « lois mémorielles », terme à connotation au départ péjorative, ces textes avaient pour point commun d’induire un discours normé sur le passé. Ils étaient toutefois tous nourris d’une inspiration plus ou moins progressiste, que résume la formule apparue quelques années auparavant de « devoir de mémoire », à savoir une injonction morale contemporaine visant à une plus grande transparence des épisodes tragiques de l’histoire nationale. Ces lois entendaient accorder aux victimes directes survivantes ou à leurs descendants une forme de reconnaissance et de réparation par la Nation. La controverse née en 2005 mettait aussi en lumière à quel point, depuis les années 1990, la France comme d’autres pays européens s’était engagée dans des « politiques mémorielles » dont les lois du même nom n’étaient qu’un aspect parmi d’autres et posaient quantité de problèmes juridiques, éthiques, historiographiques.
Si les États ont toujours agi sur les représentations du passé pour tenter d’en donner une version officielle, la tendance apparue dans les années 1990-2000, à la suite de l’anamnèse de la Shoah en Europe, des grandes transitions démocratiques consécutives à la chute du Mur de Berlin ou à la fin des dictatures militaires en Amérique latine, relevait d’un registre différent. L’obligation du souvenir, la stigmatisation de l’oubli, l’effort de transparence exigé de l’État et des pouvoirs en général, l’intérêt marqué au sort des victimes ou encore la fin relative de l’impunité des crimes politiques ou commis durant des conflits, constituaient autant d’éléments d’une nouvelle configuration politique et morale. La « mémoire », terme générique englobant l’ensemble de ces demandes venues de la société civile et dispositifs publics qui tentaient d’y apporter une réponse, est peu à peu devenue un marqueur démocratique, un nouveau droit humain, une exigence transcendant les frontières et même portant atteinte aux sacro-saints principes de la souveraineté nationale, ne serait-ce que par la possibilité de juger de crimes hors de leur cadre territorial.
Cette évolution a toutefois rencontré d’évidentes limites et de fortes résistances. D’une part, de nombreux pays ne se sont pas inscrits dans ce mouvement et ont continué à défendre une forme d’histoire officielle « héroïsante », lénifiante, souvent mensongère au regard des faits, et excluant par définition toute forme de reconnaissance des crimes ou des fautes commis par l’État ou la Nation. C’est le cas dans des régimes autoritaires, comme en Russie avec la très faible mémorialisation du Goulag, ou encore en Turquie avec la négation persistante du génocide des Arméniens. C’est le cas aussi dans des régimes démocratiques, comme au Japon où persiste un fort courant révisionniste, ou encore dans les Pays baltes où est apparue après 1989-1991 la théorie de la « double occupation » voire du « double génocide » tendant à assimiler purement et simplement nazisme et communisme de telle sorte à minimiser la collaboration avec les nazis durant la Seconde guerre mondiale.
D’autre part, il y a eu ces dernières années une forme de réaction au « devoir de mémoire », lequel a imprégné nombre de politiques mémorielles de l’Union européenne ou des Nations unies. Des partis nationalistes et/ou populistes qui avaient critiqué, parfois avec une grande virulence, les lois ou les politiques de mémoire d’inspiration progressiste, les accusant de porter atteinte à la fierté nationale ou de s’adonner à une forme de masochisme de la « repentance », une fois parvenus au pouvoir, ont à leur tour utilisé des dispositifs juridiques ou mémoriels (comme les musées) pour imposer leur propre vision du passé national. Le cas le plus spectaculaire a été celui de la Pologne avec la promulgation, en février 2018, d’une loi pénale visant à réprimer « l’attribution à la nation ou à l’État polonais » de crimes commis durant la Shoah, texte amendé depuis, mais qui continue de laisser planer une menace sur le travail des historiens, des journalistes, des enseignants. C’est d’ailleurs le vote de ce texte, par un pays membre de l’Union européenne ne respectant plus ses valeurs fondamentales, qui a donné l’idée du dossier que Mémoires en jeu consacre aux politiques de mémoire « illibérales », révisionnistes ou anti-progressistes, qu’elles soient anciennes comme en Russie, en Turquie ou au Japon, qu’elles soient récentes comme en Hongrie, en Ukraine, dans les Pays baltes ou encore en Espagne, en Israël ou en Colombie, où ces politiques participent d’une forme de régression au regard des acquis récents en termes de lucidité face au passé.