Benjamin Stora
Paris, Stock, Coll. « Un ordre d’idée », 2018, 166 p.
Suite de La Dernière Génération d’Octobre paru en 2003, le livre de Benjamin Stora, historien né en 1950, apporte un éclairage distancié et critique sur son propre parcours et sur l’histoire d’une partie de la gauche militante du « soleil de 1968 » à 2017, année de l’élection du président Macron et moment de déliquescence du parti socialiste. L’auteur insiste surtout sur l’histoire de l’OCI (Organisation communiste internationaliste), courant trotskiste lambertiste du nom de son fondateur Pierre Lambert (1920-2008), auquel il a appartenu jusqu’en 1985-1986, date de la rupture effective. L’historien a exercé dans ce mouvement des responsabilités importantes jusqu’en 1982, moment où il quitte la direction du travail étudiant de l’OCI pour se consacrer surtout à des tâches de recherche et d’enseignement tout en conservant des responsabilités politiques dans ce mouvement. Il a été un acteur important du ralliement au parti socialiste du secteur jeunesse de cette organisation. Souvent liés à la réunification syndicale de l’UNEF-ID en 1980 entre les socialistes et les trotskistes, les lambertistes dissidents se sont alors organisés de manière secrète en une fraction qui se convertissait de manière réaliste, voire opportuniste pour certains, au réformisme radical suite à la victoire de la gauche en 1981. Ils rejetaient un héritage de l’engagement d’extrême-gauche de l’après 1968 orienté vers la transformation violente de la société par la révolution. Cette fraction a fini par rallier le parti socialiste par crainte d’être découverte par la direction de l’OCI, de subir une vague d’exclusions individuelles, et s’est rassemblée en 1986 dans le courant « Convergences socialistes ». Par la suite, Benjamin Stora a pu exercer des missions d’expertise pour le parti socialiste et participer à des clubs de réflexion, à l’instar de « Mémoire et politique » de 2002 à 2006, en lien avec son engagement intellectuel. Sur le dossier algérien, il a conseillé des dirigeants français. Il raconte dans cet ouvrage la transformation de certains militants révolutionnaires en professionnels de la politique au sens où l’entendait Max Weber, qui vivent pour et de la politique, avides de cumuler des mandats électifs et des postes dans l’appareil du parti socialiste en profitant des victoires de la gauche aux élections. Cette soif de pouvoir, de mandats, d’avantages statutaires voire d’enrichissement personnel a trouvé son apogée dans le scandale de la MNEF qui n’est pas éludé dans le livre.
L’héritage de la pensée de 1968 aurait donc été dévoyé par certains des anciens compagnons de route de l’auteur qui ont choisi de devenir des notables au sein du parti socialiste. Pour Benjamin Stora, ce parti – qui est celui de Jaurès – a trahi sa mission historique : être un parti au service des classes populaires qui cherche de manière réformiste, démocratique mais aussi radicale à transformer la société. Son fonctionnement lié à la « noblesse d’État », à la technocratie issue de l’École nationale d’administration explique ce positionnement politique. Pour l’historien, le parti socialiste est un héritier de la vieille SFIO qui s’était divisée sur la question de l’Algérie française dans les années 1950. L’auteur fait état de sa méfiance à l’égard de François Mitterrand, méfiance qui vient de son travail d’historien de la guerre d’Algérie. Il lui reproche ses positions en tant que garde des Sceaux au sujet de la grâce refusée aux patriotes algériens condamnés à mort.
Pour l’historien, mai 68 n’est pas seulement une remise en question émancipatrice des cadres rigides de la société avec notamment la libération des mœurs. Il n’adhère pas à la thèse de « l’individualisme irresponsable » développée par le sociologue Jean-Pierre Le Goff dans son livre Mai 1968, l’héritage impossible (1998). Pour l’auteur, c’est la vague néo-libérale entamée en 1979 au Royaume-Uni par Margaret Thatcher et aux États Unis par Ronald Reagan qui est responsable de la crise des cadres collectifs de la société et non mai 1968 qui est avant tout un grand moment de. luttes sociales porteuses d’aspirations collectives et égalitaires pour la transformation de la société.
Comme l’a montré Kristin Ross dans son livre Mai 68 et ses vies ultérieures (2002), ce mouvement social représente une tentative d’émancipation de la classe ouvrière, mais aussi de tous les secteurs sociaux, avec la grève générale des 9 millions de travailleurs en mai-juin 1968 qui a paralysé tout le pays contre le gaullisme, le capitalisme et l’impérialisme. Pour l’historien, les vrais héritiers de mai 1968 sont d’abord les organisations d’extrême gauche durant les années 1970 : les trotskistes et les maoïstes, le parti communiste français incarnant « le communisme stalinien », expression revenant à plusieurs reprises dans l’ouvrage (p. 84, 99, 101, 148). Toutefois, au départ, l’OCI contrairement à la JCR (Jeunesse communiste révolutionnaire) était critique à l’égard de mai 1968, se méfiant du spontanéisme des masses. Visiblement, peut-être à cause de son ancienne culture politique militante avant-gardiste, Stora ne prend pas en compte toute la diversité des acteurs collectifs et individuels, héritiers de mai 1968, des socialistes libertaires parfois reconvertis dans l’écologie politique à la masse des anonymes et des sans grades de tous les secteurs sociaux, objet du travail de Ludivine Bantigny dans son livre 1968. De grands soirs en petits matins (2018). Sa vision de l’héritage de mai 1968 est essentiellement urbaine, parisienne et se limite aux intellectuels, aux élites du mouvement ouvrier et du syndicalisme étudiant.
L’ouvrage est riche d’anecdotes personnelles et de portraits d’hommes politiques à l’instar de Jean-Christophe Cambadélis et de Lionel Jospin croisés par l’historien. Le parcours de ces hommes politiques au sein de l’OCI explique certaines de leurs stratégies, notamment la volonté hégémonique de Jean-Luc Mélenchon de construire une grande force politique liée à des satellites syndicaux. L’ouvrage est éclairant sur le passé d’un militant d’extrême-gauche dogmatique devenu un historien employant une méthode scientifique. Sur son engagement politique, il se montre critique, ce qui prouve une certaine honnêteté intellectuelle à l’égard des pratiques autoritaires de l’OCI et de son propre rôle. Il compare de manière plutôt rapide l’engagement radical d’extrême gauche avec celui des djihadistes faisant écho à la thèse d’Olivier Roy1, lui-même ancien de Gauche prolétarienne, sur « l’islamisation de la radicalité ». Dans les années 1970, la France n’a pas connu d’épisode terroriste comparable à l’Allemagne avec la RAF ou à l’Italie avec les Brigades rouges.
Contre la montée du Front national, Benjamin Stora a eu un engagement intellectuel aux côtés de ses amis algériens pour améliorer l’intégration des immigrés dans la société française. Les migrants sont pour lui, dès la fin des années 1960, du moins en région parisienne, la nouvelle classe ouvrière exploitée à défendre d’où une forme de continuité entre ses origines familiales, ses engagements anciens et actuels en tant que président du Musée de l’histoire de l’immigration.
Il a milité pour la carte de résident de dix ans, la reconnaissance du massacre du 17 octobre 1961 et pour le droit de vote des immigrés, combat encore inabouti. En prenant en compte la pluralité des récits de la guerre d’Algérie, il a cherché – par ses travaux axés sur la confluence mémorielle – à endiguer le Front national qu’il qualifie non pas de national-populisme, mais de « fascisme à la française2 », reprenant une argumentation de l’historien Zeev Sternhell. La matrice des fascismes italiens et du national-socialisme est bien l’extrême-droite française de la fin du XIXe siècle, au moment de l’Affaire Dreyfus, qui a des prolongements jusqu’en Algérie allant jusqu’aux pogroms antisémites dans le contexte d’une société coloniale, ce qui est ancré dans la mémoire de B. Stora (2006).
Son engagement militant a pu représenter une manière de s’intégrer dans la société après la migration forcée des Européens d’Algérie, même si l’auteur aime à se présenter comme un Juif d’Algérie davantage proche des Algériens que des autres Européens d’Algérie qualifiés dans ses travaux de « sudistes » alors qu’ils sont certes des agents du colonialisme, mais aussi des boucs-émissaires – pour reprendre la thèse de Gilbert Meynier. On comprend que c’est l’Algérie qui a sauvé Benjamin Stora du dogmatisme rigide en lui donnant sa vocation d’historien. Le livre contient quelques passages personnels difficiles sur des drames intimes qui sont éclairants sur sa distanciation critique par rapport à l’engagement politique.
Faisant écho aux autres égo-histoires écrites par l’historien, ce livre est passionnant pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de la « génération 68 », terme critiqué par l’historien qui pointe la diversité des identités politiques et des parcours. Il revêt finalement un caractère optimiste en montrant que le véritable héritage de 1968 ne doit pas être dévalorisé par les turpitudes des « soixante-huitards » depuis les années 1980 (avec la vague néo-libérale). Subsiste l’espérance qui ne peut disparaitre en une autre société plus juste, plus solidaire et plus humaine – même si les cadres de la pensée de gauche doivent être réinventés. L’ouvrage cherche à transmettre aux nouvelles générations cet héritage, cette culture du mouvement ouvrier qui repose sur l’internationalisme, l’égalité, une volonté de changer globalement la société en se détachant de ses intérêts, le partage et le refus des égoïsmes à une époque de montée des nationalismes et des populismes.
Œuvres citées
Bantigny, Ludivine, 2018, 1968. De grands soirs en petits matins, Le Seuil.
Bernstein, Serge, & Winock, Michel, 2014, Fascisme français la controverse ? , Paris, Éditions du CNRS.
Le Goff, Jean-Pierre, 1998, Mai 1968, l’héritage impossible, La Découverte.
Meynier, Gilbert, 2002, Histoire intérieure du FLN (1954-1962), Fayard.
Ross, Kristin, 2002, Mai 68 et ses vies ultérieures, Agone.
Roy, Olivier, 2016, Le Djihad et la mort, Le Seuil.
Sternhell, Zeev, Mario Sznajder, Maia Ashéri, 2010, Naissance de l’idéologie fasciste, Gallimard.
Stora, Benjamin, 2003, La Dernière Génération d’Octobre, Stock
Stora, Benjamin, 2006, Les Trois Exils juifs d’Algérie, Stock
Stora, Benjamin, 2015, Les Clés retrouvées, Stock.
Thomson, David, 2016, Les Revenants, Le Seuil.