Nicolas Offenstadt
Paris, Stock, 2018, 250 p.
« Je ne suis jamais allé en RDA. » Cette déclaration, au seuil d’un livre consacré au « pays disparu » qu’est la RDA, a de quoi surprendre, mais l’auteur s’en explique : pour lui et sa génération, de jeunes intellectuels de gauche, les pays de l’Est représentaient à la fois une gêne : « on ne pouvait identifier l’avenir de la gauche à leurs scléroses, à ces mornes dictatures » – mais aussi une référence : « une forme d’héritage, même détourné, même abîmé, des luttes du mouvement ouvrier » (p. 16) et de la lutte contre le nazisme. C’est pour se confronter à cette ambivalence que Nicolas Offenstadt a entrepris de parcourir les nouveaux Länder, avec le projet de recueillir les traces d’une disparition, et de « ne pas lire l’histoire des “perdants” autrement que celle des “vainqueurs” » (p. 29).
Avant de décrire son enquête et ses résultats, l’auteur dresse un bref tableau des ambitions culturelles et sociales de la RDA. S’il en parle évidemment au passé, il n’en annule pas l’intention authentique. « À n’étudier la RDA que comme dictature, on prive de sens des vies entières qui s’étaient consacrées à l’édification de cet État austère et autoritaire et qui ont été flouées. » (Sonia Combe, citée p. 18). Or, la réunification, présentée comme nécessaire et positive, n’a pas eu que de bons côtés. Exemple pittoresque, la volonté de « débaptiser » des noms de rues trop marqués a fait par exemple disparaître la rue Thomas Müntzer (1489-1525) ! Plus sérieusement, la casse de l’industrie, le chômage dans les nouveaux Länder, la dévalorisation des compétences, l’infériorité des salaires, autant de conséquences que l’auteur ne fait qu’esquisser, renvoyant à d’autres ouvrages plus spécialisés (une excellente bibliographie, p. 381-413), le propos de son livre étant ailleurs.
Équipé de guides datant de l’époque (!), notre héros entreprend donc une collecte qui va s’avérer extrêmement variée, passant des dossiers qu’il récupère dans les ruines des usines aux objets les plus hétéroclites chinés aux puces. À l’opposé du travail traditionnel de l’historien en archives, ici « tout est en vrac » (p. 49). Offenstadt récolte des histoires de vies, au travers de secs protocoles qu’une rencontre permet parfois d’animer : Johanna, Heidrun, Harry… autant d’individus confrontés au déclassement, à la difficulté de s’adapter au nouveau monde, à la brutalité des relations sociales impo- sées par l’Ouest. Tout aussi parlant, l’objet. Celui-ci « dépasse sa valeur marchande. […] Il renvoie à des pratiques, qu’il ait appartenu ou pas au vendeur, mais aussi à une affirmation d’expertise, celle du passé en RDA » (p. 83). La porcelaine de Meißen, le manomètre bulgare, les esquimaux Bako, le café « Mocca-Fix », le petit éléphant rose promoteur du recyclage… Autant d’objets qui ne sont pas simplement des « témoins » du passé : « ils s’inscrivent dans une dynamique qui est aussi contemporaine, qu’elle soit celle de l’abandon, de la résistance ou du symptôme, qui permet de saisir des logiques sociales bien plus amples » (p. 90).
Le projet de l’Ouest était-il donc d’« effacer la RDA » ? (titre du chapitre III). Comme l’écrit Régine Robin en une formule qui fait mouche, il s’est agi de « s’acharner sur la Stasi parce qu’on ne l’a pas fait sur les nazis » (p. 133). De fait, une lecture essentiellement répressive de la RDA va organiser la nouvelle société, dans laquelle les élites de l’Ouest investissent l’économie et les postes de pouvoir, cependant que 110 000 personnes font l’objet d’une information judiciaire entre 1990 et 2000, « chiffre très élevé […] si on le compare à l’épuration judiciaire des nazis » (p. 137). Conséquence non négligeable pour l’historien, mais aussi pour le citoyen : « la délégitimation de l’expérience est-allemande [est] […] à l’origine de la disparition, dans l’historiographie allemande, du concept de “fascisme”, au profit de celui de “totalitarisme” qui semblait avoir fini par l’exclure » (Sonia Combe, citée p. 153).
Après les objets du quotidien, la disparition des monuments, statues, mémoriaux en tout genre, dont la démolition du Palais de la République à Berlin emblématise la sévérité. Quant aux camps, certains ayant servi aux Soviétiques « permettent désormais d’illustrer le discours des “deux dictatures allemandes”, de la continuité de l’oppression » (p. 199). Cependant que Mestlin, le village modèle du socialisme à la campagne, Eisenhüttenstadt, ou la Schwarze Pumpe, devenus « friches ou non-lieux », sont censés stigmatiser après coup la faillite du régime disparu (p. 223-231).
Il se fait pourtant des îlots de résistance, dont certains laissent rêveur : ainsi à Zittau, le personnel d’hôtellerie « est formé pour adopter un ton RDA, plutôt revêche » ! (p. 232). L’auteur repère des formes de sauvetage : collections, musées, certains privés, faits par des amateurs, une bibliothèque qui veut reconstituer une bibliothèque nationale avec tous les livres publiés en RDA. Il constate de nombreuses disparitions de l’art public, associé au régime défunt, souvent accusé de faiblesse esthétique, trop marqué par les orientations politiques, par l’encadrement de la commande, mais aussi quelques résistances : après la destruction du Lénine de Prenzlauer Berg, des activistes emportent les pierres et les enterrent près des tombes de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht (p. 285). « L’art de propagande socialiste a été retiré […] pour laisser la place, sur des surfaces encore plus grandes, à la propagande (publicitaire) capitaliste » sou- pire Jochen Schmidt (p. 287). Les éditions Ost, le mensuel Rotfuchs1, luttent contre la « criminalisation » de la RDA et sa réduction à la Stasi, et défendent ses acquis : « après la sécurité sociale et la paix assurée (jamais de guerre conduite par la RDA) [ce fut] un État qui ne permit jamais au fascisme ni de renaître ni de se développer » (p. 305), contrastant avec la montée de l’extrême-droite, les engagements de la Bundeswehr aujourd’hui et l’insécurité sociale.
Dernier type de traces, les films, au premier chef Good Bye, Lenin ! (2003) et La Vie des autres (2006), et les livres qui évoquent le pays perdu : Christa Wolf, Jens Sparschuh, Uwe Tellkamp…. Nombre de jeunes écrivains inscrivent leur récit dans une généalogie familiale et militante : Eugen Ruge, Marion Brasch (sœur de Thomas Brasch), Maxim Leo (fils d’Annette Leo), Jakob Hein (fils de Christoph Hein), etc. Et quelques uchronies tentent d’imaginer ce qui se serait passé si la RDA n’avait pas disparu…
L’enquête fait apparaître, d’un côté « un double effacement, celui de la RDA et celui de la tradition du mouvement ouvrier, telle qu’elle fut alors transmise, avec ses biais et ses choix » (p. 376). Mais aussi, « les traces de la RDA sont réappropriées selon de multiples voies, irréductibles à une vision d’ensemble grossière » (p. 377). Les nombreux exemples concrets, humoristiques ou émouvants, étayés d’un ferme questionnement historique et historiographique, composent un tableau nuancé, que le lecteur, qu’il soit ou non « allé en RDA », suit avec sympathie.
1 Aussi bien les éditions Ost que le mensuel Rotfuchs défendent avant tout le point de vue des anciens fonctionnaires nostalgiques de la RDA et ne peuvent prétendre à une grande représentativité (NdlR).