Entretien entre Marco Belpoliti et Frediano Sessi, mené à Mantoue le 4 janvier 2019.
Alors que cette année est marquée par le centième anniversaire de la naissance de Primo Levi, Frediano Sessi est allé rencontrer Marco Belpoliti pour évoquer la mémoire du rescapé d’Auschwitz. Marco Belpoliti a, en effet, parmi une œuvre importante, dirigé les récentes éditions des Œuvres complètes de Primo Levi chez Einaudi (Turin) et rédigé plusieurs études consi- dérables, notamment Primo Levi chez Bruno Mondadori (Milan) en 1998, et Primo Levi. Di fronte e di profilo chez Guanda (Parme) en 2015. En France, il s’est également fait remarquer avec son Berlusconi. Le corps du chef aux Nouvelles éditions lignes (Paris) en 2010. Quant à Frediano Sessi, lui-même écrivain et essayiste familier des questions liées au monde concentrationnaire nazi, il a publié en 2013, Il lungo viaggio di Primo Levi chez Marsilio et, plus particulièrement destiné au public jeune, Primo Levi: l’uomo, il testimone, lo scrittore chez Einaudi.
Quand as-tu commencé à travailler sur les écrits de Primo Levi et pourquoi ? La première édition de ses œuvres, sous ta direction, a été publiée par Einaudi en 1997, dix ans après sa mort. La même année, la revue Riga [Ligne] (éd. Marcos y Marcos), lui a consacré son numéro 13. Peux-tu expliquer pourquoi la maison Einaudi a décidé de te confier une nouvelle édition des Œuvres, sachant que pas plus tard qu’il y a dix ans, la collection « Biblioteca dell’Orsa », dirigée par Paolo Fossati, avait rassemblé un grand nombre de textes parus depuis 1987 ?
Marco Belpoliti : L’idée de me confier ce travail est venue de Paolo Fossati, qui avait accueilli chez Einaudi mon livre L’occhio di Calvino [L’œil de Calvino]. Je passais le voir de temps en temps à la maison d’édition pour parler de la recherche que j’étais en train de mener sur les écrits épars de Levi, jamais rassemblés dans les éditions précédentes, et de son importance en tant qu’écrivain, si peu pris en considéra- tion par la critique littéraire italienne. Fossati a organisé une rencontre avec Ernesto Ferrero, que j’avais connu plusieurs années auparavant. J’étais alors un écrivain débutant et, après avoir lu certains de mes textes, il m’avait accueilli aux éditions Comunità où il travaillait à l’époque. Ferrero, quant à lui, était l’éditeur de Levi au cours des dernières années de sa vie ou du moins, un de ses interlocuteurs chez Einaudi. Après un ou deux entretiens, il m’a proposé de devenir le maître d’œuvre de la nouvelle édition. Il se contenterait de m’accompagner en tant qu’éditeur, avait-il dit ; en réalité, il a fait bien davantage. Fossati pensait que j’étais la personne qu’il fallait, car je voyais en Levi un écrivain et non plus seulement un témoin. Le travail que j’ai réalisé allait dans ce sens. Une fois, il m’a dit en blaguant : « Toi, tu n’es pas juif et tu habites à cent kilomètres de Turin. » Il voulait dire par là que j’étais libre de préjugés qui auraient pu m’empêcher de faire valoir la dimension littéraire de l’œuvre ; je n’avais pas de lien avec le judaïsme, ni avec le milieu turinois ou piémontais. Au cours des deux décennies ayant suivi la publication de Riga, de témoin et écrivain mémorialiste d’origine juive et turinoise Levi était devenu un grand écrivain tout court. Je crois que mon travail y est pour quelque chose. Mais pas seulement le mien. Comme tu t’en souviens, étant donné que toi aussi tu as collaboré au numéro de Riga consacré à Levi, la génération d’écrivains et de chercheurs nés dans les années 1950 et 1960 a élaboré une vision différente du rôle de Levi en tant qu’écrivain. Je n’ai fait que prêter ma voix à ce « changement de saison ».
Nous savons qu’il est difficile d’accéder à l’ensemble des documents d’archives liés aux écrits de Levi. En particulier, aux brouillons des livres publiés ; il est également difficile de localiser ses lettres adressées à certains interlocuteurs et amis, les notes manuscrites… Comment as-tu fait pour construire l’appareil critique de chaque écrit particulier ? Quelles archives as-tu consultées ? Et lesquelles n’as-tu pas pu consulter ? Quelles sont, d’après toi, les limites de ton appareil critique ?
M. B. : En effet, les manuscrits de Levi ne sont pas accessibles. Ces archives ne sont pas sorties de sa maison. C’est la famille qui les détient. Pour mon travail, j’ai bénéficié de l’aide d’amis de Levi. Par exemple, Bianca Guidetti Serra possédait le premier brouillon du chapitre « La zone grise », qui entra dans Les Naufragés et les rescapés, sous la forme d’un tapuscrit intégral. Elle me l’a donné. D’autres amis m’ont fourni des papiers et des lettres et m’ont indiqué les archives privées et publiques à consulter. Ce travail de dépouillement n’avait jamais été fait, aussi ai-je trouvé diverses choses. Les deux biographes de Levi, Angier et Thomson, étaient alors en train d’écrire leurs ouvrages monumentaux. Thomson, notamment, m’a fait parvenir par fax un des premiers brouillons de Si c’est un homme, que Levi avait envoyé à sa cousine Anna Foa Jona en Amérique, afin qu’elle le publie. Cette version n’était pas complète, mais de l’avoir tenue entre les mains m’a aidé à comprendre la manière de travailler de Levi, c’était donc très important. Il y avait également les archives Einaudi, dont je me suis servi pour écrire mon livre Settanta, sorti dans les années qui ont suivi. Elles n’étaient pas aussi bien organisées qu’aujourd’hui, mais à force de les dépouiller pendant de longues semaines, certaines choses ont fini par émerger. Les tapuscrits de ses premiers livres n’étaient pas encore disponibles à l’époque, je ne les ai vus qu’après 2000, pour l’édition des Œuvres complètes, sortie en 2016. Notamment, je ne disposais pas de la version de 1958 de Si c’est un homme, que j’ai découverte récemment et que j’ai utilisée pour compléter les notes. Giovanni Tesio possédait et, je crois, possède toujours le manuscrit de La Trêve. Il ne m’a pas laissé le consulter, mais m’a révélé une ou deux choses. J’avais ensuite publié le sommaire de ce manuscrit dans La Stampa, à la suite de quoi d’autres éléments sont remontés à la surface. Il existait un article de lui, peu connu, où il confrontait les éditions de 1947 et de 1958 du premier livre de Levi, et mentionnait un cahier, prêté par Levi, où l’écrivain avait pointé les variantes utilisées et non utilisées. J’ai fait un travail de détective, dans lequel j’excelle probablement bien davantage que dans celui de philologue. En effet, j’avais étudié la philosophie et la sémiotique avec Umberto Eco, c’est avec lui que j’avais soutenu ma maîtrise. C’est peut-être de lui que je tiens la méthode d’abduction, qui est plus efficace que celles de déduction et d’induction. Bref, je me suis débrouillé avec ce que j’avais. Je peux seulement dire que je me suis amusé, c’était comme une chasse au trésor. J’ai été aidé par Alberto Cavaglion qui possédait des archives, lui aussi ; de jeunes chercheurs italiens et étrangers qui faisaient leurs thèses sur Levi m’ont également indiqué des pistes à suivre. Quels sont les défauts d’un tel travail ? Les manuscrits manquent, mais je crois que malgré tout, et grâce à ceux qui m’ont précédé, Cavaglion, Tesio et les autres, j’ai réussi à percer la méthode Levi. Bien sûr, il y aura bien des choses à reprendre le jour où les manuscrits seront accessibles, mais la tâche consistera alors à dater les différentes œuvres et parties d’œuvres ; il s’agira de remplir les cases. Il est certain que moi, de par ma formation et mes convictions, je ne suis pas un fanatique des gribouillis ; quant à Levi, la philologie risque de le tuer : il reste toujours un témoin, tout en étant un grand écrivain ; en faisant de la philologie, il ne faut pas oublier Auschwitz.
Quelles sont les différences les plus notables entre les Œuvres que tu as éditées pour Einaudi en 1997 et les Œuvres complètes parues en 2017-2018 ? Tu as inséré, entre autres, de nouveaux documents dans le numéro 38/2017 (éd. Marcos y Marcos) de Riga, qui semble à première vue une reprise du numéro 13 consacré à Levi, alors que ces matériaux, interviews et articles critiques, n’existent que là. Pourquoi ne sont-ils pas entrés dans les Œuvres complètes ?
M. B. : La nouvelle édition s’intitule Œuvres complètes et comprend trois volumes. On y trouve de nouveaux écrits de Levi repérés par moi, par d’autres chercheurs et par le Centro Primo Levi de Turin, qui n’existait pas à l’époque où je travaillais sur la première édition. J’ai également réécrit et enrichi les notes. Vingt années s’étant écoulées entre les deux éditions, des tapuscrits ont réapparu dans les archives Einaudi. J’ai aussi compris certaines choses, d’autres chercheurs également. J’avais eu accès à la correspondance inédite et très importante avec Hety Schmitt-Mass, qui vivait en Allemagne ; elle m’a servi pour écrire un chapitre de mon livre Primo Levi di fronte e di profilo [Primo Levi de face et de profil], sorti en 2015 chez Guanda et consacré au rapport entre fiction et témoignage chez Levi, thème qui reste à développer. Par respect pour les volontés de la famille, qui protège toujours sa correspondance, je n’ai pas encore abordé dans toute son ampleur cet échange en allemand, mais je t’assure qu’il est d’une grande importance non seulement pour la datation des œuvres, mais aussi pour comprendre la personnalité complexe de Primo Levi. Ce sera le thème principal à explorer pour les chercheurs et biographes futurs : un homme extraordinaire par sa cohérence et sa complexité. Vraiment, les lettres que j’ai lues, et il y en a beaucoup, ainsi que d’autres encore, qui émergeront, changeront la perception de sa stature : grand témoin, grand écrivain et aussi grand homme. Dans le troisième volume des Œuvres complètes, on trouve la suite du travail initié en 1995 et qui a donné lieu, deux ans plus tard, à l’ouvrage Primo Levi. Conversations et entretiens : celui-ci comprenait trois cents pages, aujourd’hui on dispose de mille pages d’entretiens en plus. Je les avais déjà rassemblées en grande partie à l’époque et j’avais transcrit les interviews enregistrées pour la radio et la télévision. Avec Anna Stefi, j’ai également transcrit et revu d’autres enregistrements. Et ce n’est pas fini. Le volume comprend beaucoup de textes, mais pas toutes les interviews, certaines restent encore à transcrire. Cependant, le plus gros est fait. Le numéro de Riga devait accompagner le troisième volume, celui des conversations, mais il est sorti avant à cause du retard pris par Einaudi ; il comprend justement des textes qui ne sont pas entrés dans l’édition turinoise. Je voulais que les textes « parlés » de Levi soient inclus dans les œuvres, car c’était un parleur, un témoin, un écrivain qui parle de son travail. Je regrette seulement que les journalistes se soient si peu intéressés à ses idées sur l’écriture, sa façon de travailler, car il est très important de comprendre les techniques et les méthodes d’un homme qui exerçait un emploi de chimiste à plein temps : il existe pour le moment peu de choses sur son laboratoire d’écrivain. J’ai regroupé dans Riga des textes écartés par Einaudi, je ne voulais pas qu’ils soient perdus. Le volume de Riga est adressé surtout aux érudits et aux chercheurs, ou aux lecteurs très curieux et bien armés.
Quels obstacles et quelles difficultés as-tu rencontrés en rassemblant et en organisant tous les entretiens (réunis dans le volume III des Œuvres complètes, 2018) ainsi qu’une bonne partie de la correspondance ? Quelles institutions ou associations, ou encore personnes privées t’ont aidé dans cet immense travail que tu juges, du reste, pas encore assez « philologique » ? Puisque tu ajoutes, dans ton « Avertissement de l’éditeur », que « l’étude philologique des œuvres de Levi est encore à venir » ?
M. B. : La difficulté est toujours la même : j’ai dû recher- cher les interviews dans les archives et les journaux, auprès d’amis et de chercheurs. De nombreuses personnes m’ont apporté leur soutien. Ensuite, le Centro Primo Levi de Turin (Fabio Levi, Domenico Scarpa, Cristina Zuccaro) a fait un excellent travail bibliographique en approfondissant ce que j’avais fait dans mon livre sorti chez Guanda et en avançant sur plusieurs pistes de recherche. Ce fut vraiment une aide formidable. Mon université m’a accordé un semestre sab- batique pour terminer les notes des Œuvres complètes. Il y a également, bien sûr, Einaudi qui, en la personne de Ernesto Franco, m’a confié cette édition des Œuvres complètes. Sans l’aide de l’équipe éditoriale, Stefania Picco, Anna Farcito, Marco Bertoglio et Mauro Bersani, je ne serais jamais allé au bout de cette tâche. Je n’ai eu ni bourse d’études ni soutien matériel, comme en ont certains chercheurs étrangers, aux États-Unis par exemple. Je dois dire que ce que j’ai touché pour ce travail n’a pas couvert, loin s’en faut, mes dépenses en déplacements et séjours de recherche. Mais mon université m’a soutenu, et puis, il y avait la satisfaction de travailler sur les œuvres de Levi. Je pense qu’il reste encore à rassembler les interviews américaines, quelques-unes françaises et peut-être allemandes. Nous avons cherché partout où c’était possible. Il existe probablement des entretiens avec des étudiants et des chercheurs. Si on les découvre dans pas trop longtemps et s’ils sont intéressants, on les publiera certainement. Dans les années 1980, quelques jeunes cher- cheuses étrangères avaient enregistré de beaux entretiens, très vivants, mais qui étaient restés inédits. Ils figurent dans les Œuvres complètes. Quant à la philologie, chaque chose en son temps. Ce n’est pas mon domaine. Je privilégie la critique littéraire, dont la philologie est un des outils, car elle permet de construire des raisonnements justes. Le danger avec Levi, un danger qu’il avait pressenti et cherché à éviter – et c’est peut-être la raison pour laquelle il y a une réticence à publier ses lettres –, c’est que les jeunes chercheurs laissent de côté la dimension « politique » de son travail et se contentent de naviguer dans le vaste champ des variantes. Ma génération, dont tu fais aussi partie, a étudié Levi à travers le contenu politique et testimonial de son œuvre d’écrivain et de témoin. Nous nous en sommes écartés d’une certaine manière en mettant en lumière l’écrivain, mais c’était le témoin qui nous avait inspirés, et c’est à ce point de départ que notre génération est revenue lorsque nous avons compris l’importance de son dernier livre, Les Naufragés et les rescapés : un discours sur le rapport entre l’individu et le pouvoir. Je suis heureux de voir que les nouveaux chercheurs n’oublient pas cet aspect essentiel. À présent que derrière le témoin nous avons découvert l’écrivain, ce dernier doit trouver sa place auprès du témoin, ouvrant la voie à d’autres discours : le rapport entre la fiction littéraire et le témoignage, par exemple. Le temps est venu pour cela.
On lit dans ton « Avertissement de l’éditeur » :
« Cependant, lorsque les manuscrits des différentes versions des textes seront disponibles, lorsqu’il deviendra possible d’étudier les variantes à partir des originaux, il ne faudra pas oublier qu’on a affaire non pas à un écrivain quelconque, mais à un témoin de l’un des plus terribles génocides du XXe siècle et, qui plus est, un génocide mené scientifiquement ». Peux-tu expliquer ce que tu as voulu dire ? Puisque, pour toi, Primo Levi est aussi peut-être un des écrivains les plus importants de la seconde moitié du XXe siècle. Comme le déclarait Levi, Auschwitz a été son université, son laboratoire d’écrivain, sans lequel il ne serait pas devenu ce qu’il est ?
M. B. : Je crois avoir déjà répondu à ta question. Voici le danger que je vois : qu’il devienne un écrivain comme les autres, comme Gadda par exemple, dont l’œuvre est pratiquement noyée sous une masse de commentaires, bien utiles par ailleurs, suscités par les variantes. Comment fait-on pour lire aujourd’hui ses livres, accompagnés d’énormes appareils critiques ? Profitables aux chercheurs et lecteurs curieux, ces derniers ne sont pas utilisables par nos étudiants. En effet, il est difficile d’enseigner Gadda à l’université. Les jeunes ne le comprennent plus, à cause de sa langue bien sûr, mais aussi à cause de cet excès philologique. C’est à la critique littéraire, la matière que j’enseigne, de l’expliquer aux jeunes. La critique est une médiation, elle permet de passer quelque chose à quelqu’un. Le critique répond de la qualité de ce passage, il garantit que rien ne s’y altère, que tout y est conservé avec amour et vérité. La critique des manuscrits est devenue un moyen pour bâtir une carrière universitaire. Enfin, elle l’a toujours été, une sorte de “traitement Ludovico” réservé aux écrivains qui ne sont qu’écrivains. On ne peut pas, on n’a pas le droit d’appliquer ce traitement à Levi. L’université a aujourd’hui tendance à couper les chercheurs du contexte social. Elle est en train de devenir un jardin des délices (et peut-être aussi des horreurs…). Nous, nous avons étudié Levi parce que nous étions des militants, engagés politiquement sans être inscrits à aucun parti. Levi nous enseigne à ne pas adhérer à une idéologie, à se poser sans cesse des questions, notamment sur le pouvoir. Maintenant, qu’est-ce qui va advenir d’une société dépolitisée ? Je suis de surcroît convaincu d’une chose que Fossati m’avait dite, sans que j’en aie la preuve : Levi se serait lui-même méfié de l’étude des manuscrits, de la philologie, craignant qu’elle nuise à son œuvre de témoin. Je crois qu’il a écrit ou dit quelque chose de précis sur cette question. Je suppose que la réticence des héritiers à autoriser l’accès aux archives provient de ce genre de conviction. Je n’en suis pas tout à fait certain, mais avec les années, j’y crois de plus en plus. Il risque d’être dépossédé de son rôle de témoin pour devenir un écrivain dont l’étude vous assure une carrière académique.
Dans le volume I des Œuvres complètes, tu as inclus la première version de Si c’est un homme, celle de 1947 (parue aux éditions Da Silva), ainsi que celle de la première édition Einaudi de 1958. Est-il important que le lecteur de Levi connaisse les différences entre ces deux versions, de même que les modifications successives apportées par Levi pour l’édition scolaire, la version radiophonique (publiée pour la première fois dans les Œuvres complètes), l’adaptation théâtrale (écrite en collaboration avec Alberto Marchesini) ? Que signifie pour Levi Si c’est un homme ? J’ai l’impression que ce premier livre publié l’a accompagné toute sa vie. Qu’en penses-tu ?
M. B. : Déjà en 1996, j’avais proposé à Einaudi de publier la version de 1947, ou du moins de la remettre en circulation dans un volume à part. Cela ne s’est pas fait à l’époque. Aujourd’hui c’est fait, même si le texte n’entrera pas dans les Œuvres complètes. Je crois qu’il se présentera comme un volume à part, avec les deux versions, celle de 1947 et celle de 1958, ainsi qu’une introduction expliquant de manière sobre et précise ce que sont ces deux livres. Tu me demandes pourquoi c’est important ? Parce que c’est un autre livre, différent de celui qui a suivi. Non seulement à cause de la trentaine de pages ajoutée, mais aussi de l’attention portée aux événements. Levi devient de plus en plus écrivain au fil des ans. Et son témoignage s’étaye à sa volonté de perfectionner la partie narrative du texte. Pour donner un exemple : Alberto devient un personnage de récit au sens fort dans l’édition de 1958. Levi développe les passages qui lui sont consacrés, et non seulement parce que de nouveaux détails ont émergé dans son souvenir ; son livre est désormais important du point de vue testimonial, car il est un écrivain. C’est un processus dont il est de plus en plus conscient avec le temps. Et puis, c’est le livre de sa vie, à travers lequel sa personnalité de témoin et d’écrivain se construit. Tout cela reste encore à expliquer aux lecteurs, par le biais d’une critique littéraire simple et riche.
Tu as choisi d’intégrer le mémoire de maîtrise de Levi, ainsi que d’autres écrits « professionnels », à « L’annexe aux pages éparses » du volume II des Œuvres Complètes (2017-2018). Que disent-ils de plus au lecteur sur Levi écrivain ? Nous permettent-ils de mieux comprendre son style et son registre d’écriture ?
M. B. : Probablement. C’est aussi un objet de curiosité, un détail important de son histoire d’écrivain et d’homme, où chimie et écriture s’entrelacent. Cet aspect-là attend aussi une nouvelle mise au point. Il reste encore beaucoup de choses à dire sur Levi chimiste et écrivain. J’ai depuis des années en chantier une étude sur sa « forma mentis ». Je ne sais pas si je la finirai. Probablement, ce sera à d’autres de le faire. Il s’agit de passer le flambeau aux jeunes critiques.
Dans les archives publiques et privées que tu as pu étudier, as-tu trouvé quelque chose de nouveau ? Existe-t-il des lettres qu’il n’est pas encore possible de publier et pourquoi ?
M. B. : Les lettres, on le sait, sont une chose très personnelle. Les paroles prononcées en public sont différentes de celles que l’on dit en privé aux amis et proches. Il faut une certaine prudence, mais tu verras que tôt ou tard, dans les décennies à venir, les lettres auront fait surface. Et elles sont extraordinaires. En attendant, il y a une correspondance qui peut être publiée et que je n’ai pas encore étudiée en profondeur. J’y ai puisé avec parcimonie pour ne pas déplaire à la famille qui n’appréciait pas que l’on cite les lettres. Il s’agit de la correspondance avec Hans Reedt, son traducteur allemand. Je voulais la dactylographier et l’éditer pour la publier dans Riga, mais je n’ai pas eu l’autorisation de la famille. C’est une véritable mine d’observations dont on peut se servir pour lire le premier livre de Levi et pour d’autres choses encore. Après, il y a sa correspondance avec Hety, qui est formidable. Elles sortiront, tu verras.
Si tu avais pu travailler sans les contraintes éditoriales et pas seul, quel genre de publication aurais-tu voulu pour Levi ?
M. B. : Le travail sur Levi est un travail sans fin. Mais, lui ayant consacré 25 ans de ma vie et beaucoup d’énergie, je me sens satisfait. Au cours de cette période, j’ai réalisé deux éditions de ses œuvres. J’ai dit beaucoup de choses. J’ai publié sur lui un livre de 700 pages, dont j’ai repris des passages, des notes accompagnant différents livres, pour les développer dans les Œuvres complètes. Bien sûr, si j’avais eu accès aux archives de la famille, j’aurais pu découvrir d’autres choses. Mais je crois avoir dit suffisamment. Il n’est pas facile de fréquenter les œuvres de Primo Levi (même si c’est salutaire) : on approche alors de problèmes très ardus, et à certains égards angoissants. Avec lui, on descend aux Enfers, mais ensuite il faut remonter. J’ai cherché à travailler sur ses œuvres pendant les mois les plus ensoleillés, afin de ne pas être pris par le malaise qu’il avait dû affronter lui.
L’année 2019 est celle du centenaire de sa naissance. Penses-tu à une de tes études en particulier pour le célébrer et diffuser son œuvre ? En 2015, les éditions Guanda ont publié ton livre intitulé Primo Levi di fronte e di profilo. C’est un livre extrêmement intéressant où tu parles, entre autres choses, de ton rapport à l’écrivain, à l’œuvre et aussi à l’homme Primo Levi. Je considère que c’est un livre important pour lire Levi en « humaniste », et pas seulement en critique. Il s’agit aussi d’un « livre/ machine » et, en le relisant, on ne peut s’empêcher de penser à Georges Perec (celui de La Vie mode d’emploi). Penses-tu à autre chose ?
M. B. : Ce livre s’est vendu à quelques milliers d’exem- plaires ; actuellement – l’éditeur me l’a dit pas plus tard qu’hier – le rythme des ventes est d’une centaine par mois. À mon sens, il serait logique qu’il soit publié en édition de poche, une édition moins coûteuse pour les étudiants, pour les professeurs des lycées qui l’utilisent dans leurs cours. J’ai conçu ces cours pour eux. Comme tu disais en citant Perec, il s’agit d’une encyclopédie ; j’y ai déjà ajouté divers éléments, par exemple un petit article sur le rapport entre Roth et Levi, leurs entretiens. Et puis, j’ai publié d’autres petites choses, par exemple les « Levi Papers », sur les ajouts apportés à l’édition de 1947 de Si c’est un homme, vus du point de vue lexical ; Ces feuillets ont été glissés par Levi dans le volume publié chez Da Silva qui était en sa possession. C’est cet exemplaire dédié à sa femme Lucia, il contenait une dédicace au crayon datant de 1947, qui a été remis à Einaudi. Peut-être qu’il ne lui restait pas d’autres exemplaires, qu’il les avait tous offerts, mais on n’en sait rien. Ce travail, je voudrais le publier en anglais à présent. La traduction de mon livre en anglais est en cours. Je voudrais faire lire mon travail dans les pays anglo-saxons, où l’œuvre de Levi a été traduite, mais pas intégralement comme dans les Œuvres complètes en italien. Aujourd’hui c’est une langue lue partout dans le monde. Je voudrais que Levi soit compris comme un écrivain politique. On verra ce qu’il est possible de faire. Le centenaire est une belle occasion pour donner plus de visibilité au travail accompli jusqu’à présent, pour le diffuser.
As-tu l’impression d’avoir changé à force d’étudier les œuvres de Levi ? Et si oui, comment ? Tu étais déjà un écrivain confirmé, un critique d’art et de littérature, un journaliste connu écrivant pour la presse de culture et d’opinion. En fréquentant Levi pendant tant d’années, et avec une telle intensité, as-tu vu ta manière de penser et d’écrire se transformer ?
M. B. : Cela fait trente ans que je le lis et relis, et je ne cesse d’apprendre. C’est une pensée, une intelligence magistrale. Le Levi que j’aime le plus est celui du Métier des autres, le curieux, l’encyclopédiste, le linguiste, connaisseur de jeux, un vrai excentrique, ce qu’il était dans tous les sens du terme, en véritable outsider. D’ailleurs, mon amour pour lui est né de ce livre-ci et non de Si c’est un homme que j’avais lu au lycée, sur incitation d’un professeur qui, jeune, avait été déporté en Allemagne en tant que soldat. Levi était perçu alors comme un écrivain antifasciste, et c’est ce qu’il resta durant cette complexe période de l’histoire récente que furent dans notre pays les années 1970, avec des massacres perpétrés par des fascistes, des bombes dans des banques et sous des trains, une stratégie de la tension. Ce livre des années 1980, sans doute l’un des moins lus de Levi avec son anthologie personnelle, À la Recherche des racines, m’a fait voir l’écrivain sous un jour différent. L’autre Levi faisait déjà partie de mon bagage culturel, et puis tout a changé pour moi avec ces écrits journalistiques rassemblés en volume. Je voudrais que l’on comprenne les innombrables facettes du polyèdre Levi, un écrivain qui reste encore à découvrir. Il m’a donné beaucoup, tant de bonheur et une grande curiosité, des idées profondes sur l’humain et sur notre futur proche et moins proche.
Traduit de l’italien par Luba Jurgenson