Le refus a toujours constitué un rôle essentiel. Les saints, les ermites, mais aussi les intellectuels, le petit nombre d’hommes qui ont fait l’Histoire sont ceux qui ont dit non, et non les courtisans et les valets des cardinaux. » Cette citation de Pasolini ouvrait la cérémonie d’adieu à Aziz Chouaki, décédé le 16 avril 2019, en région parisienne, alors même que, depuis quelques semaines, dans son pays natal, ses concitoyens avaient commencé à dire « non ».
Refus et Histoire : deux mots essentiels pour Chouaki. Une existence partagée entre deux rives de la Méditerranée, telle est la vie d’Aziz Chouaki, sans que les assignations identitaires aient grand sens pour lui. Jugé comme traitre en son pays et pris souvent pour l’« Algérien de service » en France, il se qualifiait lui-même de « pied-noir de culture musulmane ». Sa vie est celle d’un homme né à Tizi Rached, en Kabylie, que les débuts de la guerre d’indépendance déplacent à El Harrach, banlieue populaire d’Alger, puis qu’une autre guerre, plus sournoise, celle menée par les frères musulmans contre les intellectuels, envoie chercher refuge dans la banlieue de Paris, en janvier 1991. Chouaki était le petit-fils d’un des premiers instituteurs indigènes formés à l’école normale et le fils d’une institutrice ; il a idolâtré Joyce, au point d’y consacrer son mémoire, et a été nourri par ses lectures de Hugo ; il a écouté et joué du rock made in USA ; on lui a parlé arabe, kabyle, berbère, français. De là, cette langue, poétique, bigarrée, chaleureuse et inventive ; de là cette musicalité : Chouaki, guitariste, directeur artistique d’une salle de musique, le Triangle à Alger, aimait le jazz, Gabriel Fauré et le chaâbi. Le grand rêve de Chouaki était d’ailleurs de monter Nedjma de Kateb Yacine en opéra–rock…
Des romans (L’Aigle, L’Étoile d’Alger, Arobase), des nouvelles (Argo), de la poésie, du théâtre (Une virée, Dom Juan), telle est l’œuvre de Chouaki, sans que ces assignations génériques soient parfaitement appropriées. Baya, son premier roman, récemment réédité aux Éditions Bleu autour, a été porté sur les planches par Michèle Sigal ; Les Oranges se lisent indifféremment comme un roman et comme une pièce de théâtre ; les répliques de ses pièces sont autant de poèmes dramatiques à la profusion exquisément lyrique.
L’Histoire de son pays, Chouaki ne cesse de l’aborder. Un poème « Premier (novembre) », parle de la Toussaint rouge (il a été mis en musique par Safy Boutella en 1984), La Pomme et le Couteau revient sur le 17 octobre ; Les Oranges est la geste de l’Algérie de la colonisation aux lendemains de l’Indépendance ; Palestro, écrit avec Bruno Boulzaguet, revient sur un épisode primitif de la guerre d’Algérie1 ; Les Coloniaux est une commande subtilement détournée sur le sort des soldats de l’Empire dans la Grande Guerre, qui opère un saut, encore une fois, vers les sombres années 1990. En 2008, Chouaki avait prêté son aide à la traductrice Susanne Burstein pour l’adaptation d’Invasion du Suédois Jonas Hassen Khemiri. Ses œuvres les plus récentes parlaient des migrants (Esperanza) ou d’une France pourrie par le racisme (Nénesse). Servis par les metteurs en scène Jean-Louis Martinelli, Laurent Vacher ou Mustapha Aouar, dits par Ivelyne Ailhaud, Hammou Graïa ou Hovnatan Avedikian, ses textes questionnent l’algérianité, faisant intervenir Albert Camus et Isabelle Eberhardt, et n’oublient jamais l’humour : dans Rire ! Chouaki évoque l’« abolition systématisée du rire en Algérie » dans les années 1990.
« Éthique » plus qu’« ethnique », Chouaki n’était pas un donneur de leçons. Les événements étaient pour lui prétexte à raconter des histoires, d’autant plus belles que la réalité les rendait tragiques. Pour lui, le théâtre était une façon d’interpeller les dieux, comme pour les anciens, et de leur demander : « Qu’avez-vous fait de nous ? Que nous avons vous fait pour que vous nous traitiez ainsi ? » : il ne s’agissait pas d’évoquer le sort de tel ou tel pays, mais bien d’une humanité toute entière, déchirée, que sa belle humanité à lui voulait rassemblée, par-delà les accidents de l’histoire et de la naissance.
Je suis un Oriental, avec tout le jasmin et la vase, mais aussi un parfait clone de la colonisation. Gosse, j’ai pleuré Blandine dans nos vieux livres jaunes à gravures ; à l’école communale j’admirais Bayard, sans peur et sans reproche, parmi les fumets de chorba du ramadan. Aujourd’hui l’histoire, le drame, l’exil. Et l’écrire toujours là, à adoucir les mœurs… (Les Oranges) ❚
1 Voir sur ce point Mémoires en jeu n° 3, mai 2017, p. 18-20.