Quand Adam fut créé, dit le Talmud, sa tête touchait les étoiles, ses pieds reposaient sur la terre, et ses bras contenaient le monde ! Mais il était aussi comme un grand abruti vaseux, un golem, car il n’avait pas de mémoire puisqu’il était le premier homme. Or un homme ne peut pas vivre sans mémoire. Georges Perla1
Le 19 mai dernier s’est tenu à Paris, au Musée d’art et d’histoire du judaïsme (Mahj), le colloque-performance L’empreinte d’un geste. Pilpoul à trois temps, sur une idée originale de Céline Masson, avec le soutien de Sophie Andrieu, responsable de la programmation culturelle de l’auditorium du Mahj. Ce pilpoul2 revisité fut un colloque d’un genre particulier, fondé sur l’écoute et l’échange entre artistes et enseignants-chercheurs. Il faut d’emblée souligner la performance des musiciens – Pierre Wekstein, qui s’est chargé des arrangements, conférant par sa musique un fil conducteur au pilpoul, Fred Manoukian, et Judith et Nils Wekstein, qui sur toute la durée de la manifestation, ont fait dialoguer la musique avec le geste et la parole – et de Jacinta, chanteuse et auteure-compositrice, dont la voix, suivant les sentiers de la mémoire qui étaient empruntés, a fait résonner toutes les langues juives, avec passion, tendresse, nostalgie et humour.
Le projet est né d’un témoignage de Gorana Bulat Manenti, descendante d’une famille convertie, évoquant ce geste, dont elle ignorait le sens, qui consiste à embrasser de la main le linteau droit de la porte où l’on fixe selon la tradition un petit rouleau de parchemin, la mezouzah, contenant des passages de la Bible. Une caresse, comme un effleurement de l’histoire réitéré au long du spectacle par Julia Vercelli en une série de figures libres autour de la porte construite par Olivier Riou. Émanant du fin fond d’une mémoire familiale, ce geste est perçu d’abord comme une énigme semblable à celle du mot évoqué par Marc-Alain Ouaknin :
Un jour vous vous retrouvez face à l’énigme d’une sonorité exotique qui vous donne envie d’ouvrir des dictionnaires, de chercher des racines […]. Un jour, le jour se lève et le vent du matin vous offre un mot fenêtre, un mot porte, qui fait entrer le soleil, le goût du sable et du désert, le rythme du fleuve et le chant des blés, les profondeurs d’une mémoire, l’inquiétude aussi3.
Malgré les exils, les conversions forcées, par-delà l’émancipation et la tentation de l’assimilation, demeurent un héritage transmis de génération en génération et ces « obscures forces émotionnelles » mentionnées par Freud dans sa lettre au B’nai B’rit datée du 6 mai 1926 (Freud, p. 397-398), des réminiscences semi-conscientes et des résurgences de gestes rituels (ceux du loulav, la palme de dattier, et de l’etrog, le cédrat, associés à la Fête des cabanes, dansés par Johanne Toledano) ou culturels qui, dans le premier tableau, trouvèrent leur prolongement et leur traduction dans le chant – la prière de La Amida interprétée par Sofia Falkovitch – et dont le sens fut mis en lumière par Francine Kaufmann. Le second acte du tableau portant sur le geste et le déracinement fut consacré à ce secret que le marrane « n’a pas choisi, là même où il habite […] qui garde le marrane avant même que celui-ci ne le garde » (Derrida cité par Robin), secret affleurant dans les habitudes des familles marranes ou crypto-juives dans le monde ibérique ou en Corse, ainsi que l’ont rappelé Joëlle Allouche-Benayoun et Cyril Aslanov, et Didier Long dans l’un des portraits filmés projetés lors de la performance, réalisés par Céline Masson et produits par Jean-Claude Baumerder (Filmica Production).
Le second tableau débuta par la « Marseillaise du Travail » du rabbin Créhange – éloge des valeurs républicaines issues de la Révolution, sans mention aucune des « féroces soldats » rugissant dans nos campagnes – exécutée avec brio par l’orchestre et Sofia Falkovitch, avant le rappel des décrets d’émancipation et l’apparition sur scène d’Isabelle de Mecquenem en République solennelle faisant lecture de l’abbé Grégoire. Un espoir d’enracinement était né, un amour de la France affirmé encore dans le poème de Marie Grynberg, déportée à l’âge de 27 ans, lu et projeté avant que l’écran ne s’éteigne et ne cède la place au silence et aux percussions de Nils Wekstein, comme en écho au sens originel oublié du terme « percussion », signifiant le malheur et la souffrance. Malgré tout, la vie reprend dans les salons des familles juives des années 1950, où fut convoquée Talila, la grande chanteuse yiddish, à travers un portrait filmé. Dans cette pièce où trône le buffet, on se remémore – avec parfois des blancs dans la mémoire – les gestes culinaires et les saveurs d’une enfance en milieu ashkénaze (la chasse à la carpe dans la baignoire) ou sépharade (avec pour surprise la recette de l’authentique couscous dévoilée par Tata Danou). Une émotion intense gagna l’auditorium lorsque Régine Waintrater se leva pour raviver à travers son récit le souvenir de la petite lampe pour le Yortsayt, jour de la com- mémoration des morts, et que s’éleva du haut de la balustrade la prière du Kol Nidré qui ouvre les célébrations de kippour, magnifiquement interprétée par Alain Horchman.
Le dernier tableau, enfin, fut placé sous le signe de la transgression, à commencer par celle que représente le geste de création pour Michel Nedjar, l’homme fasciné par les poupées, revendiquant dans un entretien un art ancré dans la tradition des chiffonniers, défiant les normes devenues obsolètes de la beauté. Assemblage de chiffons et autres détritus, ses poupées « coudrées » portent la trace de la bles- sure infligée par la Shoah et disent la fragilité de la condition juive, sœurs jumelles de la poupée de Myriam évoquée dans un texte rédigé par Andrée Lerousseau en hommage à l’artiste et à Nelly Sachs, la poétesse en quête des traces d’Israël dans les décombres de l’histoire. Transgression également que Le livre idolâtre de Bruno Schulz, œuvre graphique pimentée d’érotisme, à partir duquel Georges Perla imagina un conte où l’on apprend que ce livre « authentique » qui supplante la Bible du père, n’est autre qu’une compilation de publicités et de recettes miraculeuses dont on arrache les pages pour envelopper la viande. Si les chants, la musique et la danse ont ponctué ce tableau comme les autres, ce fut sur le mode de la subversion. Béatrice Madiot et Jacinta, réunies en un duo époustouflant, ont ainsi revisité des chansons et des musiques connues par un vaste public (Moustaki, Gainsbourg, E. Macias, Offenbach), dans un mélange de subtilité et d’humour juif décapant, trouvant son écho dans le geste qui brusquement s’emballe (dans la danse orientale de Johanne Toledano et le french cancan exécuté par Julia Vercelli).
Pour conclure, nous citerons cet extrait de la préface à l’édition hébraïque de Totem et Tabou, émettant l’hypothèse d’une question (typiquement juive) posée au maître de la transgression, peut-être un peu marrane, qui affichait volontiers son ignorance de la tradition :
Si on lui demandait : qu’y a-t-il encore de juif en toi puisque tu as abandonné tous ces traits communs aux membres de ton peuple ? Il répondrait : beaucoup de choses encore, probablement le principal. (Robin)
Œuvres citées
Freud, Sigmund, 1966, Correspondance 1873-1939, traduit de l’allemand par Anne Berman, avec la collaboration de Jean-Pierre Grossein, Paris, Gallimard.
Robin, Régine, 2000, « Freud en héritage : une identité postjudaïque ou marrane ? », Revue germanique internationale, n° 14, 2000. Cf. http://journals.openedition.org/rgi/816 (21/05/2019).
« L’Empreinte d’un geste. Pilpoul à trois temps », Paris, Musée d’art et d’histoire du judaïsme, 19 mai 2019.
1 Extrait de « La naissance de l’âme », texte écrit et interprété par Georges Perla.
2 Le pilpoul désigne une discussion pratiquée dans les écoles talmudiques afin de faire la lumière sur certains textes.
3 Voir la présentation de L’empreinte d’un geste lors de l’émission Talmudiques du 12 mai 2019 : https://www.franceculture.fr/emissions/talmudiques/le-pilpoul-revisite (30/06/2019).