Deux romans graphiques de troisième génération

Aurélie BarjonetUniversité Versailles Saint-Quentin (Centre d’Histoire culturelle des Sociétés contemporaines)
Paru le : 07.04.2020

En 2016, Amy Kurzweil – dont la grand-mère est rescapée de la Shoah – publie Flying Couch ; deux ans plus tard paraît Heimat de Nora Krug – dont les grands-parents sont allemands. En fait de « mémoires graphiques », ainsi que l’annonce le sous-titre de Flying Couch, ces deux petites-filles parlent de ce qu’ont vécu leurs ancêtres mais principalement d’elles-mêmes, chacune d’un côté de l’Histoire. La première se représente sur presque chaque pages, la deuxième seulement une fois et de dos (voir couverture). De même, ce qu’elles ont « hérité » de la Shoah est incontestablement différent : Amy Kurzweil met en exergue la peur, Nora Krug la honte. Cependant, elles se ressemblent en étant des héritières critiques, c’est-à-dire des descendantes en mesure de proposer une réflexion sur notre culture de la mémoire.

Toutes deux ont adopté le style faux-naïf, et accentué le côté artisanal, handmade, probablement pour donner un sentiment d’authenticité. Il y a dans Heimat une véritable synergie du fond et de la forme, ainsi qu’une invitation à l’analyse par des effets de juxtaposition, comme le reconnaît Amy Kurzweil dans sa recension de Heimat (Kurzweil 2018). Le style d’Amy Kurzweil est plus classique et en noir et blanc, il s’exacerbe quand l’œuvre rend compte du vécu de sa grand-mère, certainement au contact de la mémoire culturelle.

Nora Krug est née en 1977, elle a été éduquée en RFA, à une époque où le travail de mémoire pour surmonter le passé nazi battait son plein. Tout ce qu’elle a appris à l’école sur cette période a suscité en elle – en tant qu’Allemande – une honte diffuse, et celle-ci se renforce dès qu’elle va à l’étranger. Nora Krug se trouve constamment ramenée à un passé non vécu, et ne sait que faire de cet héritage. C’est là son grand point commun avec l’autre petite-fille.

Amy Kurzweil est née en 1986, dans une famille juive-américaine. Sa grand-mère, née en 1926, a survécu à la Shoah en s’échappant du ghetto de Varsovie et en se cachant dans différentes fermes. Sa blondeur, ainsi que ses yeux bleus, lui ont permis de se faire passer pour une orpheline polonaise. Amy ne connaît que des fragments de l’histoire de sa grand-mère, transmis très tôt et dès que l’occasion se présente par « Bubbe » elle-même. Amy veut désormais « illustrer la vie » de sa grand-mère[1] qui est un personnage. Elle l’est même doublement : c’est un personnage romanesque dans le passé, et pittoresque dans le présent – en l’occurrence assez envahissant, ce que le roman graphique réussit à exprimer visuellement.

Par leur structure familiale mais aussi par le fait d’avoir envie d’enquêter sur l’histoire familiale, ces deux petites-filles sont « typiques » de leur génération. En revanche, leur roman graphique l’est moins. Si le vécu des grands-parents est finalement assez attendu (en demi-teintes côté coupables, miraculeux côté victimes), le regard de ces deux petites-filles est distancié, la première sur son pays, la seconde sur son entreprise.

Amy Kurzweil a fortement conscience de venir après beaucoup d’autres. Ainsi, elle se dessine constamment entourée de références livresques, maîtrise le discours universitaire, se montre consciente des clichés. Elle évoque aussi la nécessité de trouver un nouvel angle, voir par exemple ses notes, que l’on aperçoit sur une planche :

Read Bubbe’s stories
FIGURE OUT :
– Why this story is important to me/ others
– How to view thru a feminist / postfeminist lens
– What is a post-feminist lens ? (Flying Couch, p. 57)

Amy assume également que c’est sa vie qui se trouve au centre de l’histoire – et ce davantage que celle de sa grand-mère puisqu’un quart seulement de la narration est consacré à l’illustration du témoignage. Enfin, comme Amy nous donne également accès aux coulisses de l’œuvre, en nous montrant le feedback des uns et des autres, Flying Couch est aussi une « méta-méditation sur la manière d raconter une histoire », ainsi que l’explique l’auteur2.

Dans Heimat, Nora Krug raconte d’abord sa vie à New York, où elle est venue faire ses études. C’est aussi l’occasion de décrire l’éducation qu’elle a reçue et d’évoquer les ambiguïtés d’une société déterminée à devenir sans reproches. Puis, elle se lance dans deux enquêtes : d’une part sur le frère de son père, mort au combat en 1944, d’autre part sur l’éventuelle sympathie de sa famille maternelle envers le nazisme. Ce faisant, elle nous montre autant d’archives historiques que d’archives familiales, plus rares, comme le cahier de son oncle qui témoigne d’une éducation scolaire très nazie. L’ensemble est tissé de manière postmémorielle (Hirsch) : archives et création s’exhibent en tant que telles. Le résultat est dense mais efficace, les couleurs vives sont inattendues. Peutêtre expriment-elles inconsciemment un besoin d’une mémoire plus positive ? Le point de vue d’une Allemande émigrée aux États-Unis permet en tout cas d’aller au-delà du regard apaisé et compréhensif revendiqué par plusieurs auteurs allemands de troisième génération. Il autorise notamment de poser la question de la communauté. Nora Krug en est dénuée et elle en souffre.

Les deux ouvrages sont certainement un hommage aux ancêtres, mais ils ne se veulent ni réparateurs, ni consolateurs. Les deux artistes ne se figurent pas en passeuses de mémoires mais en héritières critiques, encombrées de bien pensance qui n’aide pas à vivre et ne soulage pas du fardeau du passé. Elles ne se nimbent pas du prestige des passés non-vécus (comme peuvent le faire, selon Alain Finkiel kraut, les juifs imaginaires) et montrent plutôt qu’elles n’ont eu d’autre choix que d’hériter du passé. faire de cet héritage, sans le renier. Nora Krug et Amy Kurzweil évoquent donc largement leur entrée difficile dans le monde adulte.

De fait, le vécu des ancêtres n’est pas l’enjeu principal de ces œuvres, ce qui, aux yeux de Dana Mihăilescu, est la marque d’un récit de troisième génération :

[…] the Holocaust is no longer singled out as the paradigmatic event impacting the identity of the third-generation granddaughter of a Shoah survivor, as is the case with the second generation. In Kurzweil’s narrative, this traumatic memory will figure out later as just one aspect of Jewish identity alongside other events of displacement and conflict, affecting the artist’s development and constructing the third-generation’s transcultural memory of the Holocaust. (Mihăilescu)

En effet, l’on peut considérer que Heimat est l’histoire d’une Européenne qui vit dans un pays communautaire et qui se découvre dépourvue de communauté, ou encore qu’il s’agit d’un livre sur l’Allemagne expliquée aux non-Allemands – et peut-être est-ce la raison pour laquelle il est disponible en édition spéciale, et moins onéreuse, à la Bundeszentrale für politische Bildung (l’Agence fédérale pour l’éducation civique). De même, Flying Couch pourrait aussi être considéré comme l’histoire d’une « millennial » dont l’identité juive ne va pas de soi. D’ailleurs, trois planches sont mobilisées pour exposer les alternatives qui se présentent à Amy dans l’Amérique d’aujourd’hui : « Ardent Pro-Israel Jew », « Radical Anti-Zionist Jew », « Politically and Culturally Apathetic Jew », ou encore « Expert Educated Jews » (Flying Couch, p. 105-107). Amy décide de tester la dernière option, une option intellectuelle, conformément à l’ethos qu’elle s’est construite jusqu’ici : celle d’une enfant puis d’une jeune femme qui lit pour trouver des réponses à ses questions.

Assurément, ces romans graphiques ne portent par sur la Shoah mais su les effets des violences historiques sur les générations d’après.

Bibliographie

Finkielkraut, Alain, 1980, Le Juif imaginaire, Paris, Le Seuil.

Hirsch, Marianne, 2012, The Generation of Postmemory. Writing and Visual Culture after the Holocaust, New York, Columbia University.

Krug, Nora, 2018, Heimat. Loin de mon pays, traduit de l’anglais (États-Unis) par Emmanuelle Casse-Castric, Gallimard Bande dessinée.

Kurzweil, Amy, 2016, Flying Couch. A Graphic Memoir, New York, Catapult/Black Balloon Publishing.

Kurzweil, Amy, 2018, recension de Heimat, Moment, 13 novembre. Consulté le 26 décembre 2018 : https://www.momentmag.com/illustrated-book-reviewbelonging-by-nora-krug/

Mihailescu, Dana, 2018, « Mapping transgenerational memory of the Shoah in third generation graphic narratives: on Amy Kurzweil’s Flying Couch (2016) », Journal of Modern Jewish Studies, t. 17, n° 1, p. 93-110. Consulté le 22/12/2018 : https://www.tandfonline.com/eprint/vV4tNwaSJ7TXspedCjef/full

[1] « I meant to tell Bubbe that I’ve been reading her stories, that I plan to write and illustrate her life… » Flying Couch, p..50.

2 « […] the book became a meta-meditation on storytelling as well as an account of my grandmother›s experience », m’a expliqué Amy Kurzweil dans un mail du 26 décembre 2018.