Inspiré du roman graphique éponyme (2017) de Nury Fabien et Robin Thierry, le dernier film du britannique Armando Iannucci, La Mort de Staline (sorti en France en avril 2018) s’inscrit dans le genre de prédilection du réalisateur : la satire politique. Ce film entraîne le spectateur au cœur de la lutte pour le poste suprême de Secrétaire général de l’U.R.S.S., après la mort par attaque cérébrale de Joseph Staline, le 5 mars 1953.
Dès les premières minutes Iannucci impose clairement son intention de mise en contexte historique. Plus que dans ses réalisations précédentes (en particulier The Thick of It et In the Loop dépeignant les années Tony Blair au Royaume-Uni), la conformité avec la réalité historique se veut ici explicite : les intertitres du début du film nous renseignent sur la valeur factuelle et « réaliste » des images. Cette intention première, que l’on retrouve à plusieurs reprises dans des scènes dramatiques, et qui montre le caractère répressif du régime, est cependant sans cesse contrebalancée par les allures de farce grotesque que donne Iannucci à cette crise au sein du Parti. Ainsi, si les petites gens sont présentées comme subissant toute la terreur du communisme stalinien, les hommes de pouvoir animés par leur désir d’accéder au sommet sont, eux, dépeints de manière ridicule. Iannucci marque ici une rupture dans son œuvre qui jusqu’à présent était sans concession, où tout était sujet au ridicule. Cette différence de traitement pourrait être perçue comme une faiblesse dans l’économie de la narration, laissant apparaître des ruptures assez maladroites entre la comédie et le drame purs. Le réalisateur semble avoir éprouvé quelques difficultés pour concilier son style, toujours moqueur, et la gravité du sujet. C’est sans doute la raison pour laquelle il choisit souvent de ne pas représenter la violence explicite, comme les viols, les séances de torture, ou encore les crimes perpétrés par Lavrenti Beria (joué par Simon Russell Beale). Cependant, ce choix peut aussi être interprété comme une forme de pudeur, refusant le voyeurisme et l’éclat souvent présents dans les drames historiques. De plus, Iannucci est un fervent adepte de la violence par le verbe qu’il exploite à la place de la violence physique et donc, visuelle.
Malgré cette supposée faiblesse, le film parvient toutefois à séduire, par son rythme notamment. Iannucci opère une compression du temps entre la mort de Staline et l’accession au pouvoir de Nikita Khrouchtchev (Steve Buscemi). Alors que plusieurs mois séparent ces deux événements, cette période est réduite ici à quelques jours. Ce choix narratif répond au parti pris de dynamisme constant chez Iannucci qui justifie l’emploi de la caméra à l’épaule. Néanmoins, cet élan est souvent cassé par des effets de ralenti lors de scènes marquées par une rapidité extrême. Ce qui confère à l’agitation des hauts dignitaires soviétiques un irrépressible ridicule confinant à l’absurde.
Cette représentation satirique des puissants, en œuvre dès les premières minutes, n’épargne pas la figure du tyran absolu, Staline (Adrian Mcloughlin). La terreur qu’il inspire a un aspect absurde, ainsi que son goût pour le macabre, ou encore, pour les westerns américains. Quant à Khrouchtchev, son accession au pouvoir semble être le fruit d’un hasard. Il s’en étonne lui-même. Cette dérision à l’égard des grands personnages historiques dont le rôle est éminemment dramatique, renforce la volonté qu’a Armando Iannucci d’humaniser ces figures politiques. Ils cafouillent, se trompent, et sont soumis aux lois naturelles et biologiques, comme tout le monde.
Mais, même si le film cherche à créer une similitude entre le commun des mortels et ces personnages historiques, Iannucci entend aussi montrer toute l’absurdité de leur jeu de spin (c’est-à-dire de retournement incessant de veste) où l’honneur et les convictions personnelles font défaut. En outre, l’enjeu de l’héritage d’une tradition politique (qu’incarne cette histoire de succession), oscillant entre un relatif libéralisme et le radicalisme, est aussi complexe qu’intéressante. Dans sa série The Thick of It (2005-2012) et son film In the Loop (2009), le Britannique pointait déjà du doigt la corrélation entre ces deux types de tradition politique : la frontière y est parfois poreuse. En regard de ses œuvres précédentes, on ne peut qu’être frappé par la ressemblance des procédés mis en place pour dépeindre le régime britannique, les personnalités politiques des années Toni Blair, et le régime soviétique. On peut se poser des questions quant à la pertinence d’une telle assimilation par l’image entre les mécanismes agissant dans les États démocratiques et ceux dictatoriaux. Pourquoi ce choix ? Plus qu’une fidélité à une certaine esthétique, Iannucci entend mettre à jour la nature profonde de la politique avec tout le jeu de manipulation qui l’habite, sa cruauté aussi, ainsi que son absurdité. Tout se résumant, en somme, à une quête du pouvoir ancestrale représentée comme instinct aux accents nietzschéens.
La censure que La Mort de Staline a connue en Russie dès sa sortie (en janvier 2018), montre que le passé soviétique du pays est sur le point d’être à nouveau sacralisé. Le fait de sortir de l’extrême contemporain permet ainsi à Armando Iannucci de s’attaquer, à froid, et partant d’un point de vue occidental, à des événements passés dont la postérité reste encore sensible dans la Russie poutinienne. On constate que le scandale provoqué par La Mort de Staline en Russie est plus grand que ne l’a été celui de son film précédant, In the Loop, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. Ce dernier abordait pourtant le sujet délicat du lancement de la guerre au Moyen-Orient au début des années 2000. La tradition du rire satirique, par le pouvoir de distanciation qu’il instaure permettant un regard critique sur la réalité, fonctionne alors à deux vitesses.