Du 20 au 23 mars 2018 s’est tenu à l’université des Antilles (Campus de Schoelcher, Fort-de-France, Martinique) le colloque international et transdisciplinaire « Édouard Glissant, l’éclat et l’obscur », organisé par l’université des Antilles et Louisiana State University. Premier colloque international sur l’auteur, cette manifestation s’inscrit dans une perspective véritablement inaugurale, convoquant des chercheurs de tous les pays, et souhaitant dresser un panorama de la recherche actuelle sur et avec les théories et écrits glissantiens.
« Agis dans ton lieu, pense avec le monde » (Glissant, 2009, p. 46). C’est dans cette mise en relation, ce « vivremonde » proclamé par le philosophe que les trois jours de colloque, pensés comme des éléments d’une véritable créolisation, sont entrés en dialogue. « Chacun de nous a besoin de la mémoire de l’autre », écrivait Glissant dans sa Philosophie de la Relation, et c’est effectivement autour de la problématique mémorielle que de très nombreux aspects de la manifestation se sont organisés. La conférence inaugurale, proposée par le philosophe, musicien et ami d’Édouard Glissant, Jacques Coursil, figure dans cette interrogation permanente de la pensée archipélique : toute relation, selon lui, prend place dans une méthodologie de la narration de l’histoire. En effet, si selon Alexandre Koyrè dans Du monde clos à l’univers infini (1988), les grands voyages du XVe et XVIe siècle ont opéré une « Révolution scientifique », initiant un changement de paradigme et permettant de concevoir le monde dans une totalité, de son côté, Edward Saïd, en contexte post-colonial, repense cette « révolution » en termes de mise en contrepoint des histoires les unes contre les autres. Dans Des intellectuels et du pouvoir, il affirme que c’est la tâche de l’intellectuel de penser l’interdépendance des histoires (Saïd, 1996). Pensée du choc, pensée de la relation : Édouard Glissant s’inscrit dans cette réflexion du « Tout-monde » qu’il théorise, se refusant à la généralisation d’un « universel » pour élaborer l’idée de la nécessaire « universalisation ». La pensée du monde doit se faire rhizomique, archipélique : la géographie des Antilles et plus largement des Caraïbes demeure un modèle paradigmatique pour sa topographie du discours mémoriel. Les histoires insulaires se rencontrent, se répondent, sans toutefois se fondre dans la cosmique d’un passé esclavagiste. Mais ce qu’Édouard Glissant rappelle encore, c’est la nécessité permanente de s’inscrire dans des processus dynamiques de réflexion, fondant des mémoires « en jeu » sans doute, mais également sans cesse inaliénables.
Le colloque « Édouard Glissant, l’éclat et l’obscur » s’est ainsi attaché à faire acte de cette éthique. Tout d’abord sur le plan horizontal, il s’est agi de la transdisciplinarité, de la diversité des origines universitaires représentées et des thématiques abordées. Les aspects traités ont été les suivants : « Étudier Édouard Glissant aux Antilles » (Cécile Bertin, université des Antilles), en Algérie (Beanouda Lebdai, université du Mans), en traduction (Christine Raguet, université Paris 3 Sorbonne-Nouvelle) ; lire ses œuvres romanesques, comme La Lézarde (Juliette Eloi-Blezes). Saisir « l’intraitable beauté de la créolisation » (Hugues Azrard, Magdalene College, University of Cambridge), ou ses « poétiques féminines de la créolisation » (Pauline Amy de la Bretèque, université Paris-Sorbonne) ; penser une « poétique de la fraternité » (Liliane Fardin, université des Antilles). On a également été invité à lire Glissant par la musique et le jazz (Coline Toumson, Mario Canonge, Luther François) ou par ses dessins (Valérie Loichot, Emory University). Esthétiques caribéennes, architecture, musique dans La Cohée du Lamentin (Jean-Luc Tamby, conservatoire de Rennes, université de Rouen). Ont été abordées aussi bien l’économie politique (Christian Saad, université des Antilles), la géopolitique (Véronique Braun Dahlet, université de Sao Paulo) que l’histoire (Monique Milia-Marie-Luce, université des Antilles). Comme le son des conques de Lambi qui a résonné au début et à la clôture du colloque, ce sont là autant de résonances, de liens et d’aspérités qui nourrissent une pensée complexe de l’œuvre glissantienne.
Éthique horizontale, mais aussi verticale. La verticalité que le poète martiniquais défend, celle de l’enracinement du « banyan » de Saint-John- Perse dans son Discours antillais, n’est pas celle de Lévinas – qui la pense comme élévation, seul mode d’existence possible de l’universel dans Humanisme de l’autre homme (Lévinas, 1972). Cet enracinement vertical est celui de l’histoire individuelle dans un lieu – la commune de Sainte-Marie, où Édouard Glissant a grandi et où s’est déroulée, en dialogue avec la municipalité, une des journées du colloque –, dans une histoire insulaire – la performance de Fabienne Kanor, auteure et réalisatrice, mêlant la petite histoire dans la grande histoire, dissoute dans une logorrhée verbale témoignant de l’urgence d’une parole qui fasse mémoire –, et dans une esthétique – celle du jazz, convoquée par des proches du poète martiniquais, entre « rhizomatisations » deleuziennes (Deleuze & Guattari, 1980) et « créolisations » (Glissant, 2009, 2010).
Entre éclat et obscur, les actes de ce colloque, publiés prochainement aux Presses de l’université des Antilles, offriront des outils pour penser les modalités mémorielles au XXIe siècle. Si l’on considère la mise en danger et la remise en question de la notion d’universel par les études post-coloniales (Amselle, 2001; Bayart, 2010), les métaphores glissantiennes de la créolisation (Glissant, 1995a, 2010) sont autant d’instruments heuristiques pour considérer la prise en compte de l’altérité dans un contexte mondialisé. Dans ses réflexions sur l’inaptitude des discours institutionnalisés sur la mémoire (1997), Édouard Glissant considérait le caractère inopérant de la position anticolonialiste dans la mesure où le langage politique institutionnalisé était inapte à rendre le réel antillais. C’est donc bien une « défonctionnalisation du politique » qu’il s’agit d’entreprendre, en privilégiant la parole au discours, dans une logique proprement polyphonique. Parce que les « grappes de systèmes sans lien » fondent une vision cosmique et unitaire d’un monde globalisé, le philosophe martiniquais invite à déconstruire toute « pensée de système » (Glissant, 1995a, p. 96) pour faire émerger les diversités et les différences, dans une « pluralité du divers ». Sans doute se trouve là une clé herméneutique pour tout scientifique qui s’inscrit dans les études mémorielles aussi bien que comparatistes. Si la tentation est forte de faire jouer les systèmes les uns contre les autres dans une « herméneutique de la défamiliarisation » (Lavocat, 2012) permettant de construire rétrospectivement points de fuite et distinctions différentielles, Édouard Glissant rappelle que penser le pluriel, par exemple autour des questions d’exil, ne peut se faire dans des perspectives unifiantes, à l’image du jardin créole qu’il s’attache à décrire dans son Tout-monde (Glissant, 1995a). Ce « Tout-monde » glissantien, dérivé du « Toulemonde » créole, est une invitation au dialogue, à la fois transculturel et transdisciplinaire, pour faire émerger ces « inattendus » propres à toutes les créolisations.
Œuvres citées
Amselle, Jean-Loup, 2001, Branchements : anthropologie de l’universalité des cultures, Paris, Flammarion.
Bayart, Jean-François, 2010, Les études postcoloniales. Un carnaval académique, Paris, Karthala.
Bernabé, Jean, Chamoiseau, Patrick & Confiant, Raphaël, 1988, Éloge de la Créolité, Paris, Gallimard.
Deleuze, Gilles & Guattari, Félix, 1980, Capitalisme et schizophrénie. Tome 2 : Mille plateaux, Paris, Éditions de Minuit.
Glissant, Édouard
1995b, Introduction à une poétique du divers, Montréal, Presses de l’université de Montréal.
1995a, Tout-monde, Paris, Gallimard.
1997, La Lézarde, Paris, Gallimard.
2006, Une nouvelle région du monde, Paris, Gallimard.
2009, Philosophie de la relation : poésie en étendue, Paris, Gallimard.
2010, L’imaginaire des langues : Entretiens avec Lise Gauvin, Paris, Gallimard.
Koyré, Alexandre, 1988, Du monde clos à l’univers infini, Paris, Gallimard.
Lavocat, Françoise, 2012, « Le comparatisme comme herméneutique de la défamiliarisation », in Vox-poetica.
Lévinas, Emmanuel, 1972, Humanisme de l’autre homme, Montpellier, Fata Morgana.
Said, Edward W., 1996, Des intellectuels et du pouvoir, Paris, Seuil.