Les représentations artistiques de la Grande Guerre ont toujours partie liée avec « l’état de l’art ». Les recherches menées par les historiens sur l’événement 14-18 sont accompagnées, prolongées par le cinéma, la bande dessinée, le roman, les arts plastiques, voire des formes plus « populaires » comme le jeu vidéo ou la chanson. En de rares occasions, ces représentations peuvent les précéder (on peut penser aux Sentiers de la gloire, incursion anglo-saxonne sur les responsabilités de l’État Major, dont on peut imaginer qu’elle a «déclenché », en France, en retour, une sorte d’ « enquête »). Les « mémoires » de la Grande Guerre, telles qu’elles sont mises au jour ou éclairées par la recherche (au tournant des années 1990, émerge notamment l’idée de voir la guerre à hauteur d’homme, d’insister sur les souffrances des civils, sur celles des femmes et des enfants, sur le processus de deuil, sur les traumatismes physiques et psychiques des soldats…) ont ainsi pu s’exprimer dans La Vie et rien d’autre (1989), La Chambre des officiers (2001), Les Fragments d’Antonin (2006)… ; le désir de parler des fraternisations, des mutineries, trouve ses images dans Joyeux Noël (2005) ou Un long dimanche de fiançailles (2004). Que ces films soient peu « fidèles » à la « réalité » historique, si tant est que celle-ci existe ou soit même représentable, n’a finalement que peu d’importance – ces œuvres sont surtout exemplaires d’un regard porté en un instant « t » sur l’événement. Ces temps derniers, c’est sans doute le genre (gender) qui a produit le plus de représentations – genre soumis au trouble dans Nos années folles (2017) d’André Téchiné, guerre vue du point de vue des femmes dans Les Gardiennes (2017) de Xavier Beauvois.
L’attention portée au rôle des femmes dans la Grande Guerre n’est certes pas nouvelle. Passé un premier mouvement qui a voulu voir dans cette guerre le grand moment de l’émancipation féminine, des travaux plus approfondis ont mis en évidence le nuancier des réactions des femmes face à l’événement – on pense ici aux travaux de Margaret Higonnet (Lines of Fire, Behind the Lines, 1999) ou de Françoise Thébaud (Les Femmes au temps de la guerre de 14, 2013). Le centenaire a évidemment amené son lot d’ouvrages « opportunistes » sur le sujet, non dénués de valeur, comme Françaises en guerre (sous la direction d’Evelyne Morin-Rotureau, Autrement, 2013) ou La Vraie histoire des femmes de 14-18 (de Michèle et Franck Jouve, Chronique, 2013). Furent alors redécouvertes, comme souvent dans l’histoire des femmes, ces témoins plus ou moins invisibilisées – Edith Wharton,
Colette, Colette Yver… De façon fort parcimonieuse, on a pu rééditer un ouvrage de Marcelle Capy (Une voix de femme dans la mêlée, Entre-Temps éditions, 2015), mais non son roman de l’arrière, Des hommes passèrent. En France, demeure quasiment inconnue la Britannique Vera Brittain, dont les livres ne sont pas traduits et ne peuvent être connus que par le film (anglais) qui en a été tiré – Mémoires de jeunesse (James Kent, 2014) Quant au Puits de solitude de Marguerite Radclyffe Hall (The Well of Loneliness, 1928), témoignage, entre autres, sur les amours lesbiennes favorisées par la guerre, il est encore quasiment inconnu du lectorat français.
Les Gardiennes, film de Xavier Beauvois sorti en 2017, met explicitement l’accent sur les femmes de l’arrière. Très librement inspiré du roman d’Ernest Pérochon, paru en 1924, qu’Henri-Georges Clouzot avait aussi voulu adapter avant d’y renoncer, le film se déroule entre les années 1915 et 1920 (temps non de la guerre proprement dite, donc), à la ferme du Paridier, près de La Rochelle. Les images du film, les critiques le soulignent, doivent beaucoup aux tableaux de Millet ou à la Semeuse de Roty.
On peut y voir aussi des renvois à la célèbre image (sans doute reconstituée) des trois femmes tirant une herse, génératrice de posters de propagande, tandis que d’autres scènes du film (les critiques l’ont là encore souligné) semblent devoir aux images d’Épinal (ainsi ces enfants récitant des poèmes patriotiques à l’école).
Le film se focalise sur quatre femmes qui s’efforcent de faire vivre une France encore majoritairement rurale, et qui continuent de « garder » le pays, la ferme ou l’ordre. Hortense, jouée par une Nathalie Baye aux cheveux pour la première fois gris à l’écran, incarne l’inflexible matriarche. Elle a deux fils, Constant et Georges – l’un reviendra de la guerre, l’autre non, et une fille, Solange, jouée par la propre fille de Baye, Laura Smet, dont le mari est aussi parti à la guerre. Il y a aussi une petite amie de la famille, Marguerite, et, surgie d’un autre monde, Francine, une fille de l’Assistance Publique, qui vient seconder les Sandrail. Cette « Francine » sans mère est en un sens la digne fille d’Hortense : vaillante, courageuse, elle accomplit les tâches de la ferme sans faillir. Elle est jouée par Iris Bry, actrice débutante, vierge de toute autre incarnation, arrivant donc comme par effraction dans le monde du cinéma, dans la famille du film, toute en grâce butée, en détermination rageuse, beauté gironde à la Bonnard.
Les seuls hommes qui « passent » sont les soldats qui partent ou reviennent de la guerre, ou les Américains qui stationnent à la ferme pour s’y ravitailler. Il n’y a à la ferme comme homme permanent que le vieux frère d’Hortense, Henri, qui boitille. Ces jeunes gens imposent leur présence, la force de leur désir – Solange cède presque à la séduction d’un bel Américain, Francine s’éprend de Georges, faute impardonnable dans un monde encore ancien, où l’on peut coucher avec les filles de l’Assistance, mais pas les épouser. La guerre est délibérément mise hors champ, même si elle est la condition même de la survenue du drame. La guerre ne pénètre dans la ferme que sous la forme des cauchemars qui hantent Georges.
C’est plutôt ce que la guerre ou les hommes pris dans la guerre font aux femmes, et ce que les femmes en font qui intéresse Beauvois. Amours rustiques et belles entre Francine et Georges, comme une parenthèse enchantée permise par la guerre (Le Diable au corps ici magnifié par des corps aux splendides étreintes, sans adultère, sans culpabilité, sans morale oppressive). Les travaux et les jours, uniquement féminins, sont l’occasion de magnifiques scènes chorales. Mais ces « gardiennes » au pluriel trompeur sont séparées par l’écart des générations et des milieux sociaux. Pas de sororité à attendre entre les deux « sœurs » que sont Solange (le sang d’Hortense) et Francine (sa fille spirituelle). La mère Hortense, au nom de l’ordre moral dont elle a désormais la charge, dans un monde sans hommes, renvoie Francine, séduite et abandonnée, à son destin de fille-mère. Hortense se pense encore dans un roman de Zola ou de Bourget. Les femmes, dans le film, vont à la messe, aiment, enfantent. Et en même temps, elles touchent, de façon très sporadique, à la modernité : c’est Hortense qui achète une moissonneuse-lieuse que conduit Solange, décidément maladroite en toute chose. Mais la fin de la guerre ramène Georges et le mari de Solange : ce sont eux qui vont se battre pour les terres. Georges épouse Marguerite : l’ordre social est restauré. Hortense n’y a rien gagné. Elle n’a gagné que le droit d’arroser la tombe de son fils Constant, et de voir, un jour, au loin, son petit-fils inconnu, dans les bras de l’inflexible Francine. Cette Francine qui porte en elle le sème « France » n’est pas tant une gardienne qu’une frondeuse. Réfugiée auprès d’une femme et de sa petite fille (elles deviendront veuve et orpheline de guerre aussi), Francine apprend que ce sort de fille-mère n’est pas une malédiction Ce fils « la protègera » et «portera son nom ». Frondeuse prudente, elle le baptise, avec pour parrain le bienveillant directeur de l’institution où elle fut placée – le patriarcat (étatique) est ici plus protecteur et progressiste que le gynécée. Après une ellipse splendide, la fin du film voit Francine devenir chanteuse de bal de village, ou de caf’ conc’ : les chansons apprises au gré de ses placements, sa jolie voix considérée uniquement comme décorative deviennent les instruments de son agency. La caméra saisit son visage en gros plan, séduisant et épanoui. Le regard est franc, droit dans les yeux du spectateur ou de cet homme qui passe dans le public – sera-ce une vie de séductrice dépendant de la gentillesse des étrangers, ou celle d’une femme puissante, vedette à la Yvette Guilbert, à la sexualité libre et assumée ? Résonne La Chanson des blés d’or, romance de la Belle Époque, parfait résumé, en contrepoint ironique des amours mortes de Georges et de Francine, d’autant que, une fois n’est pas coutume, c’est une femme qui chante les amours malheureuses de cette « mignonne ». Francine sourit en chantant. Elle n’est pas dupe : de son histoire au déterminisme zolien, elle a construit sa propre narration. Semblablement, Les Gardiennes, film au titre trompeur, opère le même retournement. Tandis que triomphe l’actrice inconnue sur les « stars » , renvoyées à leur foyer ou à leurs carsloges, le film se clôt sur un dispositif malin et virtuose : à ce long-métrage classique, cette « fiction patrimoniale » qui va chercher dans des images connues de tous, se juxtapose, en un regard-caméra final, un cinglant démenti – Les Gardiennes devient une œuvre moderne sur la naissance d’une artiste – dans le film, hors le film, et sur le pouvoir souverain de l’art sur l’événement.
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Date de sortie en DVD : 11 avril 2018.