This text and the interview that follows endeavour to trace the life of Philippe Kellmer from Czernowitz (1923) to Paris (2013). They mainly focus on his experience in the Mikhaïlovka concentration camp on the Bug river bank between 1942 and 1943, one of the lesser known terror sites of the Nazi extermination system. Along with painter Arnold Daghani (1909-1985), Kellmer was one of the rare survivors of this place, and its final witness. At Mikhaïlovka, a number of the Jews of Czernowitz were brought together and murdered, among them were Friederike Schrager, the mother of poet Paul Celan, whom Kellmer remembers.
Keywords : Shoah, Celan, Mihaïlovka, Bug river, Daghani, O.T. (Organisation Todt).
Philippe Kellmer, décédé à Paris à l’âge de 93 ans, fut un rescapé et un témoin d’un des camps les moins connus de la machine d’extermination nazie, le camp de Mikhaïlovka en Ukraine. Homme modeste et peu soucieux de se faire connaître du public, Philippe Kellmer est parti sans souffrance, le 17 septembre 2016, des suites d’une septicémie. Homme affable, ouvert, plein d’humour, au grand sourire qui illuminait son visage, il a tenté toute sa vie d’oublier les horreurs dont il a été le témoin et dont ses parents et ses proches ont été les victimes, puis, tout à la fin de sa vie, il a accepté d’en parler.
Si l’existence et l’histoire du camp de Mikhaïlovka sont presque inconnues du public français, c’est en premier lieu parce qu’il n’y a pratiquement pas eu de rescapés (une dizaine) : le seul survivant dont le nom était connu fut le peintre Arnold Daghani, les dessins qu’il a réalisés à Mikhaïlovka ou qui sont inspirés par l’expérience de ce camp se trouvent à Yad Vashem. Certains d’entre eux ont été présentés récemment à Berlin dans le cadre de l’exposition « Kunst aus dem Holocaust » (Jurgenson). Mais c’est aussi parce que Mikhaïlovka est une extension terrifiante d’une autre histoire peu connue, celle de la déportation des Juifs de Roumanie (plus précisément des deux provinces de Bucovine et de Bessarabie) dans le territoire appelé la « Transnistrie », partie de l’Ukraine occupée par les armées roumaines pendant la guerre. Alors que la déportation de Juifs de France, d’Allemagne, de Hollande, d’Italie, de Grèce, de Pologne, de Hongrie, vers les camps hitlériens en territoire polonais, est bien connue, celle des Juifs de Roumanie, mise en oeuvre par le régime d’Antonescu, fait partie de l’holocauste oublié, refoulé, absent des livres d’histoire, y compris en Roumanie où cette tragédie est passée sous silence et où ce régime a été progressivement réhabilité. Le premier livre d’importance et inégalé sur cette question fut celui de Matatias Carp, Cartea neagra (Livre noir), publié à Bucarest en 1946-1948 et récemment traduit en français par Alexandra Laignel-Lavastine.
Retraçons donc brièvement l’itinéraire de Philippe Kellmer. Il est né en 1923 à Czernowitz, en Bucovine, dans une famille bourgeoise, intellectuelle, de langue allemande comme l’était la plus grande partie de la ville, bien que la Bucovine fût devenue roumaine aux termes du traité de Saint-Germain-en-Laye en 1919. Il a rencontré Paul Celan, de trois ans son aîné, avant la guerre, car ils fréquentaient le même lycée. Mais ce n’est qu’après la guerre, à Paris, qu’ils se sont un peu mieux connus, quand Celan voulait en savoir plus sur les conditions de déportation de sa mère à Mikhaïlovka. « Il ne me lâchait pas », disait Kellmer.
En 1940, la Bucovine est occupée par l’URSS et Philippe Kellmer doit apprendre le russe du jour au lendemain, pour sa dernière année scolaire. En juillet 1941, la Bucovine est reprise par les troupes roumaines et allemandes. La famille Kellmer doit s’installer dans le ghetto de Czernowitz, puis ils sont déportés en juin 1942 vers la Transnistrie, tout d’abord dans le camp de Ladyjine, sur les bords du Boug, puis dans celui, beaucoup plus dur, de Mikhaïlovka, de l’autre côté du Boug, dans la partie « allemande » de l’Ukraine. Dans ce camp se sont retrouvés aussi les parents de Paul Celan, ainsi que la jeune poétesse Selma Merbaum, morte à 18 ans, aujourd’hui un grand nom de la poésie de langue allemande du XXe siècle.
Philippe Kellmer a connu la mère de Celan, qui était une amie de sa propre mère. Il a été témoin des exécutions sommaires et de toutes les brimades infligées par les gardiens du camp. Les détenus devaient construire une route stratégique, pour le compte de l’entreprise Dohrmann, de Remscheid, en Westphalie, qui était engagée par l’O.T. (Organisation Todt). En août 1943, il est parvenu à s’échapper. Il s’est retrouvé à Berchad, le grand ghetto de Transnistrie. C’est là qu’il apprend, en décembre 1943, la « liquidation » (exécution de la totalité des détenus dans des fosses communes) du camp de Mikhaïlovka, où se trouvait encore sa mère. Après la libération de Berchad par les troupes soviétiques, il retourne à Czernowitz, où il ne trouve plus aucune de ses connaissances, puis continue sur Bucarest, et de là prend un train pour Milan et Paris. Il commence alors des études de cinéma et entre à l’École dite de la « rue de Vaugirard », ce qui lui permettra plus tard, en 1953, de monter une « boîte de production » avec Julien Pappé, « Magic Films ». Ils produisent ainsi des films d’animation réalisés par Pappé, et diffusent en France des dessins animés tchèques, alors très appréciés. En 1965, Kellmer retrouve en Suisse Arnold Daghani. Ce dernier avait publié son Journal de Mikhaïlovka, en roumain, immédiatement après la guerre, sous le titre La tombe est dans la cerisaie. Ce livre a été publié en traduction allemande en 1960, à Tel Aviv, puis en anglais. Philippe Kellmer a promis à Daghani de l’aider à le publier en France, et il a réalisé une traduction de ce livre, achevée en 2000, mais sans avoir jamais pu trouver un éditeur.
L’auteur de ces lignes a rencontré Philippe Kellmer en 2013, au cours de ses recherches sur Paul Celan. C’est M. Spelsberg, ancien directeur de l’entreprise Dohrmann de Remscheid (l’entreprise qui faisait travailler les déportés juifs de Mikhaïlovka), qui a mentionné pour la première fois, dans un entretien, le nom de Philippe Kellmer, dernier survivant de Mikhaïlovka, vivant à Paris et ayant participé en 2005 à une émission de Radio Cologne. J’ai fait des recherches, en m’adressant tout d’abord aux archives Paul Celan. Dans les papiers de Celan, on a pu trouver une carte de visite datant d’environ 1960 et mentionnant « Philippe Kellmer, réalisateur. Magic Films Production. Studio, 17 rue Mathis, Paris 19ème, Tél. : COM 90 44 », et à la main, de l’écriture de Celan : « domicile : AVR. 10 82 ». Quelques recherches sur internet et dans l’annuaire m’ont permis de le retrouver, dans le 19e arrondissement de Paris.
En octobre 2013, j’ai pu réaliser une longue interview de lui, que j’utilise pour un film sur Les Eaux du Boug. Philippe Kellmer m’a donné en outre le manuscrit de sa traduction du livre de Daghani. En octobre 2016, les vingt premières pages de ce texte ont été publiées dans le n° 690 des Temps modernes consacré à Celan. La version complète du Journal paraîtra prochainement aux éditions Fario. Philippe Kellmer marchait difficilement, ce qui était une suite de son internement en camp de concentration. Une de ses jambes avait été atteinte de gangrène après son séjour à Mikhaïlovka, et il avait dû être partiellement amputé d’un pied. Mais, dans l’ensemble, il se portait bien, pour un homme de son âge. J’ai appris son décès quelques jours après qu’il s’était éteint, lorsque j’ai voulu l’appeler pour lui montrer la version en cours du film dont il est le personnage principal.
BIBLIOGRAPHIE
Carp, Matatias, Cartea Neagra, Le livre noir de la destruction des Juifs de Roumanie, traduit du roumain par Alexandra Laignel-Lavastine, Denoël 2009.
Daghani, Arnold, Groapa este in livada de vişini, Bucarest, ed. SOCEC 1947, traduction allemande : Lasst mich leben ! Tel Aviv, Verlag Weg und Ziel, 1960.
Daghani, Arnold, « La tombe est dans la cerisaie (extraits) », traduit du roumain et introduit par Philippe Kellmer, Les Temps modernes, n° 690, août-octobre 2016, p. 28-51.
Jurgenson, Luba, « L’art à l’épreuve du génocide. Retour sur l’ab.me. Kunst aus dem Holocaust », Mémoires en jeu, n° 2, d.cembre 2016, p. 16-18.
INTERVIEW DE PHILIPPE KELLMER
menée par Marc Sagnol à Paris en octobre 2013.
Marc Sagnol : Parlez-nous tout d’abord de Paul Celan, quand l’avez-vous connu ?
Philippe Kellmer : Paul Celan, je l’ai connu à Czernowitz, on était dans le même lycée, mais dans des classes différentes. On prenait le tramway ensemble, parce que nous étions presque voisins. J’habitais dans la Strada Regina Maria, en allemand Hauptstrasse, et lui non loin, dans la Masarykgasse, une rue adjacente.
Vous avez connu ses parents ?
Ph. K. : Pas à Czernowitz. J’ai connu sa mère en camp de concentration, à Mikhaïlovka.
Nous en parlerons tout à l’heure. Qu’en était-il de votre ville natale ?
Ph. K. : Czernowitz était une ville furieusement allemande, on l’appelait la Petite-Vienne. Notre langue maternelle était l’allemand. On ne parlait yiddish que dans les quartiers pauvres, à Sadagora, par exemple. Czernowitz était une ville d’intellectuels. La majorité des gens de mon entourage étaient avocats, docteurs, des gens qui voulaient faire faire des études à leurs enfants.
Le lycée était-il de langue allemande ou roumaine ?
Ph. K. : Le lycée, roumain. Mais à peine les cours étaient terminés, on ne parlait qu’allemand, même avec les profs.
En 1940, les Russes sont arrivés. Parlez-nous de la première année russe, 1940-1941. Vous avez eu des cours en russe ?
Ph. K. : Oui, je me rappelle, en 1940, du jour au lendemain, on a vu des soldats russes dans les rues. Nous ne connaissions pas le russe, mais nous avons eu des cours dans cette langue. J’ai dû passer le bac en russe. Puis, il y a eu l’occupation allemande, à partir de juillet 1941, cela a été la catastrophe pour la population de ma ville, qui était en grande majorité juive. Ils n’ont pas tardé à appliquer des lois antijuives, il y a eu le ghetto et la déportation.
Vous avez été au ghetto ? Dans quelle rue ? Morariugasse ? Synagogengasse ?
Ph. K. : Je me souviens de ces noms, mais je n’ai pas habité là. C’était dans le bas de la ville, près de la Judengasse. Nous étions entassé à dix dans une chambre. Ensuite, on nous a transportés en Transnistrie, dans des wagons à bestiaux.
Quelle a été votre première étape?
Ph. K. : C’était à Moghilev Podolski, sur le Dniestr.
Le Dniestr, vous l’avez traversé en train ? en bateau ?
Ph. K. : Sur des radeaux. C’était la catastrophe, parce que jenseits des Dniestr, de l’autre côté du Dniestr, le mal roumain n’était encore rien par rapport au mal allemand. Les Allemands ont cédé la Transnistrie à la Roumanie. On avait moins peur des Roumains que des Allemands. Plus tard, on a été de l’autre côté du Boug. Après la guerre, quand on disait qu’on venait de l’autre côté du Boug, jenseits des Bugs, les gens disaient Quoi ? , c’était presque un miracle.
Vous êtes restés à Moghilev Podolski ?
Ph. K. : Non. À Moghilev, l’hiver précédent, beaucoup de déportés étaient morts de maladie. Ils étaient entassés entre 15 et 20 personnes dans une chambre, il y a eu une propagation du typhus et cela a été une hécatombe. De Moghilev, on nous a emmenés à Ladyjine, sur le bord du Boug. À Ladyjine, on a été happés par les SS. Ils cherchaient de la main-d’oeuvre et l’ont trouvée chez les Roumains. C’est de là que les Allemands nous ont… emmenés en enfer. Quand on a été transportés de l’autre côté du Boug, on savait que ce serait pour aller à la mort.
Le 18 août 1942, vous avez été déporté de Ladyjine à Mikhaïlovka. Vous souvenez-vous du garde Zelinskas dont parle Daghani ?
Ph. K. : Oui, un Lituanien, une brute. Mais il s’est pris d’amitié pour moi. Je lui plaisais.
Et vous souvenez-vous de la poétesse Selma Merbaum ? Elle avait votre âge.
Ph. K. : Je l’ai sûrement vue, mais je ne me souviens pas très bien. Vous savez, dans le camp, tout le monde connaît un peu tout le monde, mais on ne sait pas comment les gens s’appellent, qui est qui.
Racontez-nous la vie dans le camp.
Ph. K. : Nous devions travailler sur la route qui va de Gaïssin à Ouman. On travaillait pour l’entreprise August Dohrmann. La route était dans la forêt. Il y avait des gardes ukrainiens tous les 50 ou 100 mètres. On travaillait à la pelle, à la hache, avec des piques. On formait la colonne le matin, à l’aube, à 5 ou 6 h du matin. Il y avait des policiers juifs qui nous réveillaient : Aufstehen!, disaient-ils, car notre langue à tous, c’était l’allemand. La route était distante de moins d’un kilomètre du camp.
Vous souvenez-vous de l’Organisation Todt ?
Ph. K. : Oui, nous étions « propriété » de l’Organisation Todt. En fait, on appartenait à la SS, mais la SS a cédé à l’organisation Todt les déportés. Je me souviens de l’ingénieur Bergmann, Werner Bergmann. J’ai le souvenir de quelqu’un qui était… très mal à l’aise. Il était ingénieur en chef et on lui a adjoint de la main-d’oeuvre concentrationnaire. Il y avait plusieurs camps, Bergmann était responsable de notre secteur. J’ai gardé de lui un souvenir assez positif. Il était « ami » avec Segal, le chef juif du camp, enfin, ils avaient des liens presque amicaux. Segal disait : « Si tous les Allemands étaient comme Bergmann… » Plus tard, il est resté ami avec Daghani. C’était un des rares qui ne jouaient pas au Maître. Il nous vouvoyait.
Comment avez-vous connu la mère de Celan ?
Ph. K. : Elle parlait à ma mère et parlait de son fils Paul. Elle se plaignait d’être séparée de Paul, parce que quand elle avait été happée par la police, Paul n’était pas là, il avait pu s’échapper. La mère de Paul Celan, comme ma mère, faisait partie de ces gens de Czernowitz dont la langue maternelle était l’allemand, comme mon père aussi qui m’a fait apprendre à lire dans Goethe et Schiller. Elle était très cultivée. Elle me disait : « Cela me fait du bien d’être à côté de toi. Quand je te vois…Tu as connu Paul ? Tu n’as pas de ses nouvelles ? ». Elle me tutoyait, parce qu’il y avait une différence d’âge. Je lui disais « Oui, je l’ai connu, on allait dans le même lycée, SPU, on prenait le tramway ensemble. » Elle ne savait pas ce qu’il était devenu.
Il était dans un camp roumain, à Tabaresti.
Ph. K. : La mère de Celan ne parlait pas un mot de roumain. Je l’ai aperçue de temps en temps, je lui disais « Bonjour Madame », c’est tout. Et Paul, je ne l’ai vraiment connu qu’après la guerre. Je le connaissais de visage, mais de contact direct, je n’en ai eu qu’après la guerre. Il ne me lâchait pas, il savait que j’avais été avec sa mère et il avait une adoration pour sa mère. Il disait « Raconte-moi comment elle a fait ceci, cela. » Je lui disais « Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? ». Il était très attaché à sa mère. Il y avait une espèce de symbiose. Le cordon ombilical était à peine coupé. Le père, je ne me rappelle pas.
Daghani raconte que son père et sa mère ont été envoyés à Gaïssin.
Ph. K. : Oui, j’y étais aussi. C’était le premier endroit de la déportation.
Savez-vous quand et comment la mère de Celan est morte ?
Ph. K. : Non, elle a dû mourir comme ma mère, dans une tuerie de masse. Elle a eu le sort de la majorité des autres, exterminés quand j’étais déjà parti. J’ai eu plus tard le témoignage d’un paysan qui l’a vue traînée dans un convoi de Juifs qu’on emmenait à la fosse commune. C’est un paysan que j’ai connu par l’intermédiaire du gars qui m’a sauvé la vie, un jeune Ukrainien, il savait que c’était ma mère, il lui a dit : « Tu te rappelles Filia ? Voilà, c’est sa mère. »
Et votre père ?
Ph. K. : Mon père a été « sélectionné » dès le début. Il y avait un chef du camp juif, Segal. Personne ne voulait être chef du camp, mais les Allemands l’ont obligé. Il devait sélectionner ceux qu’on allait fusiller le lendemain. Il choisissait les condamnés à mort. Dès le début.
Comment avez-vous connu Arnold Daghani ?
Ph. K. : Je l’ai connu dans le camp, ainsi qu’Anisoara, sa femme, mais très mal. Puis on s’est revus, je suis allé le voir en Suisse, après la guerre.
Vous étiez proches ?
Ph. K. : Non. C’était un copain parmi d’autres. Il est devenu Daghani après la guerre.
Parlez-nous de votre évasion.
Ph. K. : Je me suis échappé grâce à un garde ukrainien. Il y avait des supplétifs ukrainiens qui travaillaient pour les Allemands. Il s’appelait Micha, Michka. En fait c’était un partisan. Le camp a été libéré, attaqué par des partisans. Micha était devenu un copain, on a sympathisé. Il avait un uniforme, mais ils étaient loin d’être pro-allemands.
De quelle langue avez-vous traduit Daghani ? Du roumain ou de l’allemand ?
Ph. K. : Du roumain. Le titre original est Groapa este in livada de vişini, c’est-à-dire La Tombe est dans la cerisaie.
Dans ce récit, Daghani parle de l’attaque du camp par les partisans. Mais très peu de détenus se sont sauvés. Pourquoi ?
Ph. K. : Je suis presque le seul à m’être sauvé. Probablement parce que j’étais prévenu. Les autres disaient que c’était une provocation. Ils pensaient que les Allemands cherchaient un prétexte pour nous liquider. Il y avait une grande méfiance.
Et vous vous êtes évadé seul ?
Ph. K. : Non, nous étions trois. J’étais avec Bertha Kiesel et avec Rosa, qui est retournée après dans le camp.
Comment avez-vous traversé le Boug ?
Ph. K. : À l’aide d’un passeur. Le Boug, c’était la frontière entre le paradis et l’enfer. On est partis de la forêt, chez un paysan qui devait nous faire passer le Boug. On a attendu 3 h ou 4 h du matin, puis il a dit « On y va ». Nous sommes entrés dans le Boug. Il savait où il y avait pied et où il n’y avait pas pied. Il m’a dit « Tu me suis, va jusqu’au milieu ». On est allés jusqu’au milieu et là il a continué dans le sens du fleuve. Je lui ai dit : « Où vas-tu? » Il m’a dit : « Tu te tais ». Et on a marché pendant une demi-heure au milieu du fleuve avant de traverser. Il connaissait très bien la route. C’est Abrasha qui nous a aidés, le cordonnier. C’est lui qui avait trouvé le passeur.
Et quand vous êtes arrivés à Berchad, vous étiez sauvés ?
Ph. K. : Oui, Berchad était le paradis par rapport à Mikhaïlovka. C’était l’occupation roumaine. Nous avions la certitude de ne pas être jetés dans une fosse commune.
Et après Berchad, qu’avez-vous fait ?
Ph. K. : J’ai attendu la fin de la guerre, puis je suis rentré à Czernowitz. Mais là il n’y avait plus personne que je connaissais. J’avais juste une soeur, qui était allée à Paris avant la guerre. Je suis allé à Bucarest en 1945, puis j’ai pris un train pour Milan. De Milan, j’ai téléphoné à ma soeur, elle était vivante. Je suis donc allé à Paris.
À Paris, qu’avez-vous fait ? Quand avez-vous revu Paul Celan ?
Ph. K. : J’ai fait des études de cinéma, à l’IDHEC, rue de Vaugirard. Puis j’ai monté une boîte de production de dessins animés, avec Julien Pappé, Magic Film Production. Un jour, je reçois un coup de fil, et j’entends « Filia, tu me reconnais, c’est Paul Celan. » Je savais que c’était quelqu’un de Czernowitz, car il m’appelait Filia. Je dis « Paul ? Quel Paul ? », il répond « Antschel ». Je lui dis « Ah, Paul Antschel ». Je ne savais pas qu’il était écrivain et qu’il avait changé de nom. On s’est rencontrés plusieurs fois, il voulait toujours que je lui parle de sa mère. Il voulait savoir comment elle était morte, mais je ne pouvais pas le lui dire… Sacré Paul Antschel !
Philippe Kellmer (1923-2016), rescapé et témoin de Mikhaïlovka
INTERVIEW DE PHILIPPE KELLMER
menée par Marc Sagnol à Paris en octobre 2013.
Marc Sagnol : Parlez-nous tout d’abord de Paul Celan, quand l’avez-vous connu ?
Philippe Kellmer : Paul Celan, je l’ai connu à Czernowitz, on était dans le même lycée, mais dans des classes différentes. On prenait le tramway ensemble, parce que nous étions presque voisins. J’habitais dans la Strada Regina Maria, en allemand Hauptstrasse, et lui non loin, dans la Masarykgasse, une rue adjacente.
Vous avez connu ses parents ?
Ph. K. : Pas à Czernowitz. J’ai connu sa mère en camp de concentration, à Mikhaïlovka.
Nous en parlerons tout à l’heure. Qu’en était-il de votre ville natale ?
Ph. K. : Czernowitz était une ville furieusement allemande, on l’appelait la Petite-Vienne. Notre langue maternelle était l’allemand. On ne parlait yiddish que dans les quartiers pauvres, à Sadagora, par exemple. Czernowitz était une ville d’intellectuels. La majorité des gens de mon entourage étaient avocats, docteurs, des gens qui voulaient faire faire des études à leurs enfants.
Le lycée était-il de langue allemande ou roumaine ?
Ph. K. : Le lycée, roumain. Mais à peine les cours étaient terminés, on ne parlait qu’allemand, même avec les profs.
En 1940, les Russes sont arrivés. Parlez-nous de la première année russe, 1940-1941. Vous avez eu des cours en russe ?
Ph. K. : Oui, je me rappelle, en 1940, du jour au lendemain, on a vu des soldats russes dans les rues. Nous ne connaissions pas le russe, mais nous avons eu des cours dans cette langue. J’ai dû passer le bac en russe. Puis, il y a eu l’occupation allemande, à partir de juillet 1941, cela a été la catastrophe pour la population de ma ville, qui était en grande majorité juive. Ils n’ont pas tardé à appliquer des lois antijuives, il y a eu le ghetto et la déportation.
Vous avez été au ghetto ? Dans quelle rue ? Morariugasse ? Synagogengasse ?
Ph. K. : Je me souviens de ces noms, mais je n’ai pas habité là. C’était dans le bas de la ville, près de la Judengasse. Nous étions entassé à dix dans une chambre. Ensuite, on nous a transportés en Transnistrie, dans des wagons à bestiaux.
Quelle a été votre première étape?
Ph. K. : C’était à Moghilev Podolski, sur le Dniestr.
Le Dniestr, vous l’avez traversé en train ? en bateau ?
Ph. K. : Sur des radeaux. C’était la catastrophe, parce que jenseits des Dniestr, de l’autre côté du Dniestr, le mal roumain n’était encore rien par rapport au mal allemand. Les Allemands ont cédé la Transnistrie à la Roumanie. On avait moins peur des Roumains que des Allemands. Plus tard, on a été de l’autre côté du Boug. Après la guerre, quand on disait qu’on venait de l’autre côté du Boug, jenseits des Bugs, les gens disaient Quoi ? , c’était presque un miracle.
Vous êtes restés à Moghilev Podolski ?
Ph. K. : Non. À Moghilev, l’hiver précédent, beaucoup de déportés étaient morts de maladie. Ils étaient entassés entre 15 et 20 personnes dans une chambre, il y a eu une propagation du typhus et cela a été une hécatombe. De Moghilev, on nous a emmenés à Ladyjine, sur le bord du Boug. À Ladyjine, on a été happés par les SS. Ils cherchaient de la main-d’oeuvre et l’ont trouvée chez les Roumains. C’est de là que les Allemands nous ont… emmenés en enfer. Quand on a été transportés de l’autre côté du Boug, on savait que ce serait pour aller à la mort.
Le 18 août 1942, vous avez été déporté de Ladyjine à Mikhaïlovka. Vous souvenez-vous du garde Zelinskas dont parle Daghani ?
Ph. K. : Oui, un Lituanien, une brute. Mais il s’est pris d’amitié pour moi. Je lui plaisais.
Et vous souvenez-vous de la poétesse Selma Merbaum ? Elle avait votre âge.
Ph. K. : Je l’ai sûrement vue, mais je ne me souviens pas très bien. Vous savez, dans le camp, tout le monde connaît un peu tout le monde, mais on ne sait pas comment les gens s’appellent, qui est qui.
Racontez-nous la vie dans le camp.
Ph. K. : Nous devions travailler sur la route qui va de Gaïssin à Ouman. On travaillait pour l’entreprise August Dohrmann. La route était dans la forêt. Il y avait des gardes ukrainiens tous les 50 ou 100 mètres. On travaillait à la pelle, à la hache, avec des piques. On formait la colonne le matin, à l’aube, à 5 ou 6 h du matin. Il y avait des policiers juifs qui nous réveillaient : Aufstehen!, disaient-ils, car notre langue à tous, c’était l’allemand. La route était distante de moins d’un kilomètre du camp.
Vous souvenez-vous de l’Organisation Todt ?
Ph. K. : Oui, nous étions « propriété » de l’Organisation Todt. En fait, on appartenait à la SS, mais la SS a cédé à l’organisation Todt les déportés. Je me souviens de l’ingénieur Bergmann, Werner Bergmann. J’ai le souvenir de quelqu’un qui était… très mal à l’aise. Il était ingénieur en chef et on lui a adjoint de la main-d’oeuvre concentrationnaire. Il y avait plusieurs camps, Bergmann était responsable de notre secteur. J’ai gardé de lui un souvenir assez positif. Il était « ami » avec Segal, le chef juif du camp, enfin, ils avaient des liens presque amicaux. Segal disait : « Si tous les Allemands étaient comme Bergmann… » Plus tard, il est resté ami avec Daghani. C’était un des rares qui ne jouaient pas au Maître. Il nous vouvoyait.
Comment avez-vous connu la mère de Celan ?
Ph. K. : Elle parlait à ma mère et parlait de son fils Paul. Elle se plaignait d’être séparée de Paul, parce que quand elle avait été happée par la police, Paul n’était pas là, il avait pu s’échapper. La mère de Paul Celan, comme ma mère, faisait partie de ces gens de Czernowitz dont la langue maternelle était l’allemand, comme mon père aussi qui m’a fait apprendre à lire dans Goethe et Schiller. Elle était très cultivée. Elle me disait : « Cela me fait du bien d’être à côté de toi. Quand je te vois…Tu as connu Paul ? Tu n’as pas de ses nouvelles ? ». Elle me tutoyait, parce qu’il y avait une différence d’âge. Je lui disais « Oui, je l’ai connu, on allait dans le même lycée, SPU, on prenait le tramway ensemble. » Elle ne savait pas ce qu’il était devenu.
Il était dans un camp roumain, à Tabaresti.
Ph. K. : La mère de Celan ne parlait pas un mot de roumain. Je l’ai aperçue de temps en temps, je lui disais « Bonjour Madame », c’est tout. Et Paul, je ne l’ai vraiment connu qu’après la guerre. Je le connaissais de visage, mais de contact direct, je n’en ai eu qu’après la guerre. Il ne me lâchait pas, il savait que j’avais été avec sa mère et il avait une adoration pour sa mère. Il disait « Raconte-moi comment elle a fait ceci, cela. » Je lui disais « Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? ». Il était très attaché à sa mère. Il y avait une espèce de symbiose. Le cordon ombilical était à peine coupé. Le père, je ne me rappelle pas.
Daghani raconte que son père et sa mère ont été envoyés à Gaïssin.
Ph. K. : Oui, j’y étais aussi. C’était le premier endroit de la déportation.
Savez-vous quand et comment la mère de Celan est morte ?
Ph. K. : Non, elle a dû mourir comme ma mère, dans une tuerie de masse. Elle a eu le sort de la majorité des autres, exterminés quand j’étais déjà parti. J’ai eu plus tard le témoignage d’un paysan qui l’a vue traînée dans un convoi de Juifs qu’on emmenait à la fosse commune. C’est un paysan que j’ai connu par l’intermédiaire du gars qui m’a sauvé la vie, un jeune Ukrainien, il savait que c’était ma mère, il lui a dit : « Tu te rappelles Filia ? Voilà, c’est sa mère. »
Et votre père ?
Ph. K. : Mon père a été « sélectionné » dès le début. Il y avait un chef du camp juif, Segal. Personne ne voulait être chef du camp, mais les Allemands l’ont obligé. Il devait sélectionner ceux qu’on allait fusiller le lendemain. Il choisissait les condamnés à mort. Dès le début.
Comment avez-vous connu Arnold Daghani ?
Ph. K. : Je l’ai connu dans le camp, ainsi qu’Anisoara, sa femme, mais très mal. Puis on s’est revus, je suis allé le voir en Suisse, après la guerre.
Vous étiez proches ?
Ph. K. : Non. C’était un copain parmi d’autres. Il est devenu Daghani après la guerre.
Parlez-nous de votre évasion.
Ph. K. : Je me suis échappé grâce à un garde ukrainien. Il y avait des supplétifs ukrainiens qui travaillaient pour les Allemands. Il s’appelait Micha, Michka. En fait c’était un partisan. Le camp a été libéré, attaqué par des partisans. Micha était devenu un copain, on a sympathisé. Il avait un uniforme, mais ils étaient loin d’être pro-allemands.
De quelle langue avez-vous traduit Daghani ? Du roumain ou de l’allemand ?
Ph. K. : Du roumain. Le titre original est Groapa este in livada de vişini, c’est-à-dire La Tombe est dans la cerisaie.
Dans ce récit, Daghani parle de l’attaque du camp par les partisans. Mais très peu de détenus se sont sauvés. Pourquoi ?
Ph. K. : Je suis presque le seul à m’être sauvé. Probablement parce que j’étais prévenu. Les autres disaient que c’était une provocation. Ils pensaient que les Allemands cherchaient un prétexte pour nous liquider. Il y avait une grande méfiance.
Et vous vous êtes évadé seul ?
Ph. K. : Non, nous étions trois. J’étais avec Bertha Kiesel et avec Rosa, qui est retournée après dans le camp.
Comment avez-vous traversé le Boug ?
Ph. K. : À l’aide d’un passeur. Le Boug, c’était la frontière entre le paradis et l’enfer. On est partis de la forêt, chez un paysan qui devait nous faire passer le Boug. On a attendu 3 h ou 4 h du matin, puis il a dit « On y va ». Nous sommes entrés dans le Boug. Il savait où il y avait pied et où il n’y avait pas pied. Il m’a dit « Tu me suis, va jusqu’au milieu ». On est allés jusqu’au milieu et là il a continué dans le sens du fleuve. Je lui ai dit : « Où vas-tu? » Il m’a dit : « Tu te tais ». Et on a marché pendant une demi-heure au milieu du fleuve avant de traverser. Il connaissait très bien la route. C’est Abrasha qui nous a aidés, le cordonnier. C’est lui qui avait trouvé le passeur.
Et quand vous êtes arrivés à Berchad, vous étiez sauvés ?
Ph. K. : Oui, Berchad était le paradis par rapport à Mikhaïlovka. C’était l’occupation roumaine. Nous avions la certitude de ne pas être jetés dans une fosse commune.
Et après Berchad, qu’avez-vous fait ?
Ph. K. : J’ai attendu la fin de la guerre, puis je suis rentré à Czernowitz. Mais là il n’y avait plus personne que je connaissais. J’avais juste une soeur, qui était allée à Paris avant la guerre. Je suis allé à Bucarest en 1945, puis j’ai pris un train pour Milan. De Milan, j’ai téléphoné à ma soeur, elle était vivante. Je suis donc allé à Paris.
À Paris, qu’avez-vous fait ? Quand avez-vous revu Paul Celan ?
Ph. K. : J’ai fait des études de cinéma, à l’IDHEC, rue de Vaugirard. Puis j’ai monté une boîte de production de dessins animés, avec Julien Pappé, Magic Film Production. Un jour, je reçois un coup de fil, et j’entends « Filia, tu me reconnais, c’est Paul Celan. » Je savais que c’était quelqu’un de Czernowitz, car il m’appelait Filia. Je dis « Paul ? Quel Paul ? », il répond « Antschel ». Je lui dis « Ah, Paul Antschel ». Je ne savais pas qu’il était écrivain et qu’il avait changé de nom. On s’est rencontrés plusieurs fois, il voulait toujours que je lui parle de sa mère. Il voulait savoir comment elle était morte, mais je ne pouvais pas le lui dire… Sacré Paul Antschel !
Le théâtre hanté
par la mémoire ou plongées
dans la profondeur trouble
du jade
Marie-Christine Autant-Mathieu, CNRS, Eur’ORBEM
Art of the present, that plays (with) the past, the theater is definitely a place where the different types of memory are involved: depending on whether we are speaking about playwriters, directors, actors or spectators; depending on whether we have in mind a representation based on a drama, or a performance played live and not reproducible. We have tried here to put some light on the different facets of the mnemonic work at the theatre, by distinguishing the internal, personal memories, that artists are training and developing from their own experience, and the collective memory, activated in shows questioning history. At least, we will raise the question of the transmission of the theatre memory, at the Conservatories of Dramatic Art or in training laboratories, from the teachers to the students, and we will underline the differences between the passage of the traditions, in the East and in the West.
Key words: drama, mnemonic work, own experience, performance, theater.
Dans Éloge de l’ombre, Tanizaki s’étonnait de l’attirance des Chinois pour le jade, cette pierre étrangement trouble qui emprisonne dans les tréfonds de sa masse « des lueurs fuyantes et paresseuses comme si s’était coagulé un air plusieurs fois centenaire » (cité par Dort, p. 18). Et si les spectateurs de théâtre étaient, comme les Chinois, fascinés par un art précieux et trouble, dans lequel les strates et les traces du passé doivent « coaguler » pour remonter et advenir au présent ?
Le paradoxe du théâtre est d’avoir pour horizon le présent mais de travailler à partir du passé, de se nourrir de la mémoire multiple des acteurs, des spectateurs, des metteurs en scène et d’en faire son jeu. Pour le théâtrologue Bernard Dort, le théâtre est l’art du présent (ibid., p. 11) : avant la représentation, les spectateurs se rassemblent ; après, le groupe se défait et il ne reste qu’un lieu (le théâtre, la scène) vide. Si la tente, les tréteaux ne sont pas démontés comme au cirque, si le bâtiment, l’espace théâtral demeure, il est privé de détermination. À chaque nouvelle représentation du même spectacle, les personnages reviennent mais les acteurs vivants qui les incarnent sont autres et ce décalage dans le même souligne le côté fragile de l’ici et maintenant. Antoine Vitez considérait, lui, le théâtre comme « lié plus ou moins consciemment au Passé. On raconte l’histoire du Passé, on est habillé comme au Passé, on a un mode d’expression passé. Un mode d’autrefois. Quelque chose comme un fossile vivant. Le théâtre est une sorte de coelacanthe » (Vitez, 1991, p. 129).
Art du présent qui joue le passé, le théâtre est assurément un lieu de questionnement sur les différents types de mémoires : selon que l’on s’intéresse à ceux qui l’écrivent, le mettent en scène, l’incarnent ou le reçoivent ; selon que l’on parle d’une représentation appuyée sur un répertoire, ou bien d’une « performance » vouée à l’éphémère car jouée en direct et non reproductible. Dans ce cas, l’acte théâtral a lieu sans metteur en scène, en dehors d’un répertoire, parfois dans un lieu non dédié, et s’adresse moins à la mémoire des observateurs et du performeur de cette prestation unique qu’à leur réactivité au présent.
Nous tenterons ici de donner quelques éclairages sur les différentes facettes des rouages mnémoniques au théâtre, en distinguant les mémoires intérieures – que les artistes entraînent et développent à partir de leur vécu et de leur expérience – de la mémoire collective, activée dans des spectacles interrogeant l’histoire. La transmission de la mémoire, du conservatoire au laboratoire, du maître à l’élève, permettra de souligner les différences entre le passage des traditions, en Orient et en Occident.
MÉMOIRES INTÉRIEURES
Dans son très bel essai Les Mémoires du théâtre, Georges Banu évoque le procédé mis au point par le comédien et metteur en scène russe Constantin Stanislavski (1863-1938) pour déclencher la « mémoire affective », dont le fonctionnement avait été décrit par le philosophe Théodule Ribot à la fin du XIXe siècle. Stanislavski va faire travailler l’acteur de telle sorte que se produise la réapparition associative d’un état ancien, d’une image, d’un souvenir, non pas de manière aléatoire, mais de façon consciente et systématique. Par des exercices d’entraînement de la volonté et de l’imagination, l’acteur obtient la reviviscence, la résurrection de l’image affective liée à des émotions qu’il se met à re-sentir. Pour jouer son personnage de manière vivante et tous les soirs comme pour la première fois, il apprend à réactiver des sentiments vécus, à les épurer avant de les transmettre à son personnage. Dans une lettre à Lioubov Gourevitch du 9 avril 1931, Stanislavski explique :
Sur scène, l’artiste ressent un vrai sentiment mais engendré par des affects passés. Ce sentiment provient de la mémoire affective où il s’épure du superflu et devient la quintessence de tous les sentiments analogues. Ainsi purifié et concentré, et placé dans d’autres circonstances, le ressenti éprouvé sur la scène devient plus fort que le sentiment éprouvé dans la vie. (Stanislavski, 1999, p. 450)
La mémoire du moi est décontextualisée, enrichie et part du conscient (le souvenir, la remémoration) pour essayer d’atteindre l’inconscient (l’inspiration). En jouant, l’acteur aspire au dépassement de soi, à la transgression de ses limites, de son histoire, de ses racines.
Au Théâtre d’Art et dans ses studios, Stanislavski enseigne ce don de soi à l’art. Grotowski, qui se considère comme son successeur, va pousser la désindividualisation jusqu’à son paroxysme : en se grandissant, en se purifiant, en sacrifiant son moi, « l’acteur saint » utilise son rôle, non plus pour explorer sa mémoire, mais pour démasquer ce qui se cache sous les apparences du vécu quotidien. Ce défrichage en profondeur permet d’aller jusqu’aux impulsions profondes et de créer par le son et le mouvement « un langage psycho-analytique » de la même manière qu’un grand poète crée avec des mots (Grotowski, p. 33). Il s’agit là d’une quête d’universalité archétypale que l’acteur grotowskien a menée, dans les années 1970, au sein du « théâtre des sources » en se confrontant aux tech niques d’autres praticiens initiés à des traditions extra-européennes. Peter Brook, notamment avec Orghast, a rêvé lui aussi d’atteindre l’essence d’un « théâtre premier », en essayant de ressusciter les vieux mythes1.
Plus le comédien avance en âge, et plus sa mémoire s’enrichit. Le vieil acteur a perdu la souplesse du corps, la force de la voix mais il a gagné en mémoire : non seulement il a accumulé des souvenirs personnels, mais il est le dépositaire de tous ses personnages. Face au public, sa prestation démultipliée par la remémoration des rôles qu’il a joués lui donne une présence fascinante. L’acteur peut se contenter d’emprunter à ses anciens personnages la matière pour refaire autrement ce qui a déjà été fait. Il reproduit là, à partir de sa propre expérience, le système des emplois, mémoire fossilisée de la tradition théâtrale qui se transmettait à partir d’une dizaine de figures auxquelles on recourait toujours, selon un certain ordre en fonction de son avancement en âge, en maturité, en maîtrise.
Interrogé sur ses années d’apprentissage au Conservatoire d’art dramatique, le comédien et metteur en scène Jacques Lassalle se souvenait :
Bien avant de jouer Sganarelle ou Figaro, on jouait un valet de comédie, avant de jouer Célimène, on jouait une coquette… C’est à partir de l’emploi que se construisait le rôle. Le jugement portait sur la capacité de se conformer au modèle proposé. (Lassalle et Rivière, p. 8)
L’acteur peut aussi, quelle que soit la longueur de son expérience, inventer du nouveau, se réincarner, se métamorphoser à partir de sa mémoire émotionnelle et physique. Si un jeune acteur peut interpréter un vieillard, un comédien qui a le (grand) âge du rôle est souvent bouleversant : Michel Piccoli en roi Lear (2007), Madeleine Renaud en Winnie dans Oh les beaux jours (1986), Jean-Paul Roussillon en Firs dans La Cerisaie (2009) ont joué de (avec) leur fragilité. Les « archives de la mémoire » (Stanislavski, 1989, p. 291) du spectateur associent, comparent les souvenirs, mesurent la dégradation et admirent la maîtrise, le courage de l’être affaibli, essoufflé, trottinant. La mémoire du spectateur restera marquée du sceau de cette performance éblouissante, qui crée la nostalgie d’un retour qui ne sera plus éternel.
Le théâtre de Tadeusz Kantor expose une mémoire intérieure faite d’images visuelles et sonores empruntées au registre de la guerre, de l’enfance, du religieux. La scène est peuplée d’acteurs hantés, comme possédés par des âmes errantes, morts-vivants mêlés à des mannequins qu’ils traînent, manipulent ou portent sur le dos (La Classe morte). Kantor, présent sur le plateau, orchestre leur danse macabre depuis le seuil de la chambre de son son enfance qu’il décrit comme une « chambre des MORTS » :
Il est difficile de définir la dimension spatiale du souvenir. […] Ces habitants, c’est ma famille. / Ils répètent tous à l’infini leurs activités, / comme si elles avaient été imprimées sur une plaque photographique, / pour l’éternité (Kantor, p. 262-263).
Les dispositifs scéniques de Kantor sont des « visionneuses du réel intérieur » (Giovanni Lista cité par Lachaise, § 4) et la scène révèle les images de la chambre de la mémoire. L’éternel retour joué sur la scène donne lieu à des rituels répétés, usant d’images collées et superposées, de citations d’un spectacle à l’autre. La mémoire déclenche des désirs voyeuristes à la limite du malsain car ce qui est à voir n’est que ruines, débris, corps suppliciés, massacrés. Le passé revient, tragique et grotesque à la fois, mais l’art ne peut advenir que par cette récurrente et grinçante représentation de la mort.
MÉMOIRES COLLECTIVES
À ce théâtre de la mémoire qui invite à un voyage dans le temps afin d’en tirer des sensations, d’en faire l’expérience (artistes et spectateurs retrouvent la mémoire en refaisant le chemin), s’oppose le théâtre de l’histoire appuyé sur le passé du groupe, de la société, un passé qui est convoqué moins pour être éprouvé que retraversé, réévalué. Le metteur en scène russe Lev Dodine, dans Frères et Soeurs, une épopée paysanne d’après Fiodor Abramov (créé en 1975, le spectacle, aux interprètes renouvelés, est toujours au répertoire), ou Vie et Destin d’après Vassili Grossman (2007), interroge le passé russe et soviétique qu’il transforme en âge héroïque car il restaure, à l’occasion du spectacle, une continuité par-delà les ruptures réelles des événements. Cette mémoire aide à comprendre le présent, à supporter le quotidien ; se remémorer, c’est se délivrer, se libérer. Pour cela, les acteurs se mettent en empathie avec la salle et partagent avec elle des valeurs communes. À la différence de l’inconscient collectif, la mémoire collective2 est un courant de pensée continu qui ne retient du passé que ce qui est encore vivant ou capable de vivre dans la conscience du groupe qui l’entretient. Alors que l’histoire découpe, périodise, en se plaçant en dehors des groupes et au-dessus d’eux, et envisage chaque période comme un tout, le développement continu de la mémoire collective évacue les lignes de séparation nettes. Il y a plusieurs mémoires collectives qui ont pour support un groupe, limité dans l’espace et le temps et qui prend conscience de son identité à travers le temps. Se souvenir devient une interaction multiforme. Pour Maurice Halbwachs, si l’inconscient collectif est le réservoir d’une mémoire refoulée par la violence sociale, la mémoire collective, elle, travaille sur ce qui est conscient, vivant, pluriel, et tisse une unité intérieure à partir de différentes mémoires de groupes. Dans ce cas, le souvenir n’est pas une fidèle reconstruction historique, mais une reconstitution du passé qui permet de reconstruire le présent (Halbwachs, p. 272).
« Nos maux d’aujourd’hui viennent de notre passé. Le présent ne peut exister sans ancrages historiques3 », disait Dodine à l’occasion de la représentation de Vie et Destin à Bobigny en 2007. Constatant qu’« aujourd’hui nous sommes les témoins d’une nouvelle déformation de l’histoire, d’une nouvelle déformation de la culture, de l’apparition de nouveaux mythes pas très éloignés des soviétiques et qui, en fait les prolongent » (Dodine, 2009, p. 250), il s’agit pour le metteur en scène et sa troupe d’explorer le passé « pour que le futur soit moins terrible » (Dodine, 2007). L’explorer par une démarche d’artiste et non d’historien. En réinventant, en faisant surgir l’histoire dont on s’empare dans le langage complexe du théâtre.
Après l’historicisme des Meininger, et les tentatives reconstructrices d’Evreïnov dans son Théâtre ancien, les metteurs en scène du XXe siècle préférèrent réinventer la tradition et fantasmer sur le passé. Reinhardt donna sa vision d’un mystère médiéval dans Le Miracle (1911), Meyerhold fit briller le siècle de Louis XIV dans son Dom Juan (1910). L’artiste rêve dans des lieux réinvestis (cirques, parvis de cathédrales, Palais des papes, arènes, tréteau nu) d’où il peut tirer son inspiration. La mémoire « livre un savoir, une hypothèse de productivité », constate Georges Banu (1987, p. 57). Le retour au passé n’a rien d’une exhumation. C’est une re-création. Borges le montre à partir du Quichotte de Ménard, identique littéralement à celui de Cervantes et pourtant différent :
composer le Quichotte au début du XVIIe siècle était une entreprise raisonnable, nécessaire, peut-être fatale ; au début du XXe, elle est presque impossible. Ce n’est pas en vain que se sont écoulées trois cents années pleines de faits très complexes. Parmi lesquels, pour n’en citer qu’un, le Quichotte lui-même (Borges, p. 48).
Le texte second est plus ambigu, comme revivifié. Vitez appelait à refaire la tradition sans en être dupe, à la critiquer, à la revivre sans convention, sans y croire (Vitez, 1996, p. 114). Il voyait les oeuvres du passé comme « des galions engloutis » que le théâtre devait ramener à la lumière par morceaux, sans jamais les recoller à l’identique mais en fabriquant avec eux d’autres choses étranges, étonnantes, énigmatiques (Vitez, 1991, p. 188). L’oeuvre du passé « doit être perçue comme un monstre venu des profondeurs de l’Histoire, d’un ailleurs » (Vitez, 1991, p. 194).
MÉMOIRE ET TRANSMISSION
Si le théâtre peut être testamentaire (Banu, 1993, p. 180- 192), c’est qu’en dépit de son caractère précaire, périssable (il engloutit des rêves, des connaissances, du savoir-faire, de l’argent pour quelques représentations et parfois peu de monde), il peut se transmettre. Les acteurs orientaux apprennent par imitation auprès d’un maître qui les initie dès leur plus jeune âge à toutes les techniques nécessaires. Après, ils exécutent la partition ancestrale, sans recours à l’imaginaire mais sans nier la créativité qui permet de faire oublier la technique. L’art est d’autant plus accompli que les variantes individuelles sont plus subtiles. Cette transmission stricte de codes de jeu, de partitions, se distingue de la formation théâtrale en Occident qui est plurielle et fondée sur l’expression d’individualités créatrices.
En Orient, la tradition est un tissu culturel qui expose le patrimoine théâtral à des spectateurs avertis, connaisseurs, venus apprécier les interprétations d’acteurs qui ont le statut de « trésors nationaux vivants4 ». En Occident, depuis le XXe siècle, c’est tout au contraire dans la marque subjective originale, en rupture avec la tradition et le déjà-vu, que se révèlent les talents. Cependant, la transmission de méthodes, de techniques diverses (Lecoq, Alexander, Suzuki, biomécanique, etc.) se fait dans le cadre d’institutions comme les conservatoires mais aussi au cours de stages, dans le huis clos de laboratoires, de studios dirigés par des artistes-pédagogues qui ont à coeur de ne pas disparaître sans laisser de traces. Stanislavski légua son Système, Grotowski confia à son disciple, Thomas Richards, le soin de poursuivre le « training » après lui à Pontedera en Italie, Vitez valorisa l’école comme « usine de rêves » (Vitez, 1994, p. 136) et lieu d’apprentissage du travail théâtral à travers un travail maïeutique. « Je crois à cette transmission. Sans la mémoire, sans la transmission de mémoire, il n’y a pas d’art » (Vitez, 1994, p. 264). Se transmettent aussi, au-delà des outils de jeu, une éthique, un art du vivre ensemble, voire une idéologie (de résistance, de contestation), un positionnement dans la vie. Dans ce cas, le legs n’est pas que professionnel, il vise la création d’un homme nouveau transformé par le théâtre et qui essaie par son art, idéalement, de transformer le monde.
MÉMOIRE… ET OUBLI
L’engouement depuis quelques années pour les recherches en archives permet, comme le préconisait Paul Ricoeur, de penser de manière concomitante mémoire, histoire et oubli. L’archive théâtrale prend pleinement sa place dans une histoire sociale, culturelle, et sa conservation au sein des collections de bibliothèques-musées (de la Comédie-Française, de l’Opéra, par exemple) entre dans la mission de conservation d’un patrimoine matériel et immatériel, fait de costumes, de textes, de maquettes et d’esquisses de décors, d’enregistrements de compositions musicales, de voix, et, avec les progrès techniques, d’images de corps en mouvement. C’est tout un monde imaginaire qui surgit de ces restes de spectacles vivants.
De l’oubli, de la sous-évaluation, de la méconnaissance des expériences passées découlent de constantes réévaluations, des déplacements de points de vue selon les modes. Ainsi, les théâtrologues se penchent aujourd’hui sur l’œuvre de Roger Blin, une figure majeure du théâtre de l’aprèsguerre à qui l’on doit les premières mises en scène de Beckett ; ou, grâce au développement des études de genre, ils prennent la mesure du rôle pédagogique de Suzanne Bing aux côtés de Jacques Copeau. Mais la redécouverte, la réhabilitation, produisent parfois de nouveaux déséquilibre par une sur-légitimation de ce qui a été exhumé. D’après André Burguière et Henry Rousso, si « l’historien utilise les blancs de la mémoire collective pour renouveler son interrogation du passé » (Denizot, p. 15), il participe aussi à la construction de nouveaux oublis en fonction de ce que la société dans laquelle il est inscrit préfère cacher.
Ainsi mémoire et oubli se conjuguent-ils, pour le plus grand bonheur des artistes et du public : dans le noir des salles, ils se laissent volontiers entraîner par Mnémosyne la fantasque sur les tortueuses pistes du temps que le spectacle réactive, revivifie, réinvestit.
BIBLIOGRAPHIE
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1 A Persepolis, Brook a essayé de ressusciter le mythe de Prom.th.e en alliant des langues perdues, oubliées ou imaginaires. Ces voix devaient s’actualiser dans des corps, éveiller des énergies. Le spectacle Orghast fut réalisé à partir d’un texte de Peter Brook et de Ted Hughes écrit dans un langage inventé à partir du grec classique et de l’Avestan, Il fut joué en 1971 au festival des arts de Shiraz- Persepolis en Iran. Voir Banu, 2005.
2 Telle que la définit Maurice Halbwachs (1877-1945), sociologue français de l’école durkheimienne.
3 Programme du spectacle de la Maison de la Culture de Bobigny MC93, 2007, p.8.
4 « Trésor national vivant » est une expression japonaise du ministère de l’éducation qui désigne les conservateurs des biens culturels immatériels importants.