Cycle organisé par l’Université Paris-Diderot, l’INHA, le Centre Pompidou, la Maison de la Poésie et le Tarmac, avec le soutien de l’Institut des Humanités et Sciences de Paris (Paris, 9-17 décembre 2017 & 21 janvier 2018).
Ce cycle, conçu par Catherine Coquio (Paris-Diderot) avec la collaboration de Nisrine Al-Zahre (EHESS) et, pour l’image, de Hala Alabdalla (documentariste), a réuni 63 intervenants, chercheurs, artistes, écrivains, acteurs et témoins des événements. Moment central de ces journées, un important colloque international s’est tenu les 14 et 15 décembre à Paris-VII rassemblant de nombreux intellectuels syriens parmi lesquels des penseurs et acteurs majeurs de l’opposition aux régimes de Hafez et Bachar el-Assad.
Ces intellectuels de différentes générations ont pu dialoguer avec des chercheurs français des SHS, à propos des voies politiques et artistiques possibles pour parler de la Syrie. Il s’agissait de saisir combien les événements qui ont ensanglanté le pays engageaient l’idée même de « monde ». Le colloque se proposait de prendre état d’une perte ou d’une destruction de ce monde et de chercher les moyens d’y refaire lien et sens, alors que la guerre ne décroît pas. À ce titre, l’urgence demeure de chercher les moyens d’y refaire lien et sens, alors que la violence ne décroît pas. Après une réflexion sur la « négation et l’invisibilisation de l’événement » (Fethi Benslama & Coquio), le colloque s’est poursuivi en abordant les questions des contours politiques (Ziad Majed) et en faisant intervenir la notion heideggérienne de « démondanéisation » (Pierre Zaoui), c’est-à-dire de destruction des liens entre les individus par lesquels se rassemble l’idée de monde qu’ils habitent. Alors que l’on a pu se demander pourquoi la communauté internationale s’évertue à nier à la Syrie la puissance de « faire monde », ont été évoqués les effets du nihilisme du régime, tandis qu’un autre nihilisme, le nôtre, a fait juger « naïve » la révolution, où la mort elle-même est devenue manière de s’adresser au monde (Coquio). La question des origines sociales du conflit avec le clivage entre élite et peuple n’a pas pour autant été négligée (Karam Nachar), autant que la persistance de l’orientalisme occidental, en remontant notamment aux écrits de Volney (Charif Kiwan du collectif de réalisateurs Abounaddara).
Un second temps portait sur « la Syrie comme échiquier géopolitique ». Ainsi, la diplomatie occidentale a, dès la création d’un État « syrien », privé le peuple de son droit à l’autodétermination pendant des décennies (J.-P. Filiu), échec de la politique internationale qui a nécessité d’être comparé aux cas irakien et afghan (G. Dorronsoro, A. Baczko & A. Quesnay). Claire Lefort a, pour sa part, insisté sur le travail idéologique des associations religieuses soutenant les « chrétiens d’Orient ». L’après-midi, centré sur le caractère criminel du régime (« Détruire, effacer, nier : Qualifier, documenter et juger les crimes »), s’est ouverte une intervention sur l’usage du gaz sarin de l’écrivain Yassin el Haj Saleh, suivie de différentes approches comparées (J.-Y. Potel, V. Nahoum- Grappe, Fr. Detue). Un travail de typologie des enjeux juridiques des crimes du régime a été proposé (J. Hubrecht) avec, à l’appui le terme d’« urbicide ». Une réflexion a été menée sur la notion de résistance à travers deux « manières d’agir » : l’action politique, et la production de témoignages durant laquelle sont intervenus M. Nour-Tannous soulignant comment la diplomatie française avait évolué et élu des interlocuteurs parmi les opposants au régime, et Th. Pierret évoquant le combat contre le djihadisme hégémonique dans le nord-ouest libéré, après la chute d’Alep. S. Bessis a analysé les raisons idéologiques pour lesquelles les gauches maghrébines restaient pro-Assad. Enfin, Majd al Dik, opposant de la jeune génération, engagé dans l’humanitaire et écrivain, a témoigné des premiers temps de la Révolution et de la situation actuelle. Il a ainsi été possible de saisir la complexité d’enjeux géopolitiques et historiques propres à cette immense sphère culturelle.
Une place importante a été faite à la mise en mots, dans une session consacrée à la création poétique en Syrie et en diaspora, présidée par le poète et traducteur irakien Kadhim Jihad Hassan (« Témoigner, imaginer, écrire : quel sujet, de quelle histoire, dans quelles langues ? »). Rana Issa a évoqué les effets aliénants de l’exil sur l’écriture, et le rôle que peut jouer la traduction dans la recréation de liens avec le passé et le monde. Un débat assez âpre a porté sur la place de l’événement historique quand l’écriture littéraire est elle-même un événement. Le poète et traducteur Golan Haji a dit sa méfiance devant l’injonction à témoigner auprès de l’Occident, y percevant un risque d’auto-orientalisme et de tragédie commerciale. Propos entériné par les paroles de Mahmoud el Hajj, disant pourquoi la « topographie affective d’Alep » qu’il avait annoncée était au fond impraticable. La poétesse et cinéaste Hala Mohammad suggérait que la résistance en littérature commence dès l’usage d’autres mots que ceux du régime, qui dénaturent le sens collectif du « nous ».
Ces questions avaient été abordées, autrement, lors du débat « Quelle Syrie pour quel monde ? » du 9 décembre (Centre Pompidou), avec N. Bontemps, traductrice de littérature syrienne, auteur de Gens de Damas, le cinéaste Ossama Mohamed (Eau argentée), et le photographe Muzzafar Salman (« Alep point zéro »).
Dans la dernière session du colloque, consacrée aux questions de représentation, N. Appelt a analysé le rôle décisif du documentaire quand les faits aident à problématiser la fiction. La réalisatrice et productrice Hala Alabdalla a évoqué l’Organisation générale du cinéma, inféodée au parti Baas et contrôlant depuis 1964 la production cinématographique nationale, et le bouleversement que le soulèvement a causé dans l’utilisation des images : grâce aux technologies numériques, de jeunes réalisateurs, reporters et manifestants filmant dans l’urgence. N. Al Zahre, clôturant ce colloque sur la « question de la dignité », a rappelé, d’une part, que les tenants de l’ « indignez-vous » sont restés sourds à cette « révolution de la dignité », d’autre part, que la destructivité du régime figeait l’autre dans un statut de victime.
Le 17 décembre, la Maison de la Poésie a accueilli une lecture de poèmes syriens ponctuée d’interludes musicaux (Naïssam Jalal et Miço Kendeş). Conçu par Golan Haji, Hala Mohammad et Mahmoud el Hajj, l’événement rendait hommage au poète classique Al Maarri, qui se disait « otage de deux prisons », et à la poétesse révolutionnaire Fadwa Souleimane, décédée en août 2017 à Paris. Lors de la journée du 21 janvier « Une Autre Syrie. Nation, révolution, transmission : l’avenir d’une mémoire », divers lieux ont été évoqués. Palmyre, lieu mémoriel et politique, à partir de la projection des Dernières défenses du patrimoine de J.-L Raynaud (2017), suivie d’un débat avec les archéologues et historiens Maurice Sartre et Mohamed Taha ; Alep, avec un récit d’enfance de Mahmoud el Hajj et les photographies d’Ammar Rabdo ; puis Douma et Daraya, autour de l’évocation des Comités de coordination locaux de la révolution, avec Maouia Mahmoud et Majd al Dik, A. Baczko, l’écrivaine J. Augier et la journaliste D. Minoui.
Durant ce cycle les arts visuels ont été mis à l’honneur. On the Edge of Life de Yaser Kassab (2008, projeté le 21 janvier) et 300 miles d’Orwa Al Mokdad (2016) traitent de l’exil, de la distance géographique et symbolique imposée aux civils. Hama 82-2011 noue la mémoire du massacre de Hama en 1982 et celle des manifestations de 2011. Le Goût du ciment de Ziad Kalthoum, évoquant le travail des exilés sur les chantiers de Beyrouth, est une méditation virtuose sur les relations entre l’« urbicide » et la construction de bâtiments. Ces films ont été montrés à l’INHA en présence du directeur E. de Chassey et de Zahia Rahmani, du programme « Art et mondialisation ». Hala Alabdalla a conçu et commenté une projection de films d’animation syriens à Paris VII (12 décembre) : le caractère faussement enfantin de ces courts-métrages, inventifs et exigeants, condense l’ironie des réalisateurs et donne une place au rêve dans le cauchemar du réel. Le cycle a accueilli deux photographes, Muzzafar Salman et Ammar Rabdo. Enfin, la puissance visuelle de l’œuvre du dessinateur Najah Albukai s’est révélée lors de l’exposition « Un univers carcéral : le témoignage d’un artiste, Najah Albukai » (Paris VII). Arrêté en 2011, il a connu de longues périodes d’incarcération, notamment au « centre 277 », lieu de torture et d’exécution à Damas, qui lui a inspiré ses dernières œuvres.