Journal de Maria. Une institutrice soviétique dans la guerre. 1941-1943
de Maria Guermanova
Traduit par Nicolas Werth, préfacé par Oleg Nikolaiev et Nicolas Werth, Paris, éditions Autrement, 2014, 387 p.
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Journal (1939-1943) de Gueorgui Efron
Traduit du russe par Simone Goblot, préfacé et annoté par Véronique Lossky, postface de Caroline Béranger, Paris, éditions des Syrtes, 2014, 735 p.
Depuis l’ouverture des archives consécutive à l’effondrement de l’URSS, les journaux intimes tenus par des Soviétiques n’ont de cesse d’interpeler chercheurs avertis et lecteurs curieux. Régulièrement publiés en Russie, ils apportent un nouvel éclairage sur des pans entiers de l’histoire soviétique et sur l’univers mental d’une société plus hétéroclite qu’on ne l’avait présentée jusqu’alors. Deux journaux intimes viennent de s’ajouter aux quelques parutions destinées au public francophone, l’un totalement inédit, l’autre déjà bien connu à travers son édition russe1. Ils diffèrent totalement étant donné le profil de leurs auteurs : le Journal de Maria, découvert dans des archives locales en 2002 grâce à une mission ethnographique, est tenu par une institutrice de la province de Saint-Pétersbourg ; le second est dû à Gueorgui Efron, le fils de Marina Tsvétaïéva – l’une des plus grandes poétesses russes. Deux milieux radicalement opposés – l’un paysan, l’autre intellectuel – même si, précisément, Maria aspire de toute son âme à sortir de sa condition, qu’elle tient en mépris, par l’acquisition persévérante d’un bagage culturel et d’une profession intellectuelle : « Tu espérais devenir une jeune femme cultivée, une vraie institutrice soviétique, authentiquement populaire ! Tu ne veux pas passer ton temps près du poêle, dans la saleté, avec des gosses, comme ta maman ! » (p. 74) Elle s’inclut d’ailleurs dans la catégorie des gens cultivés, bien qu’elle soit encore contrainte de jouer le « rôle de maîtresse de maison », de « paysanne-souillon », de « passer son temps au fourneau, [d’]être enfouie dans la saleté et la merde de la vie paysanne » (p. 59). Si nos deux auteurs rêvent d’être écrivains, leur vécu n’a là encore rien d’analogue. La première passera toute sa vie dans sa campagne natale, où elle mourra en 1998, le second vécut à l’étranger, dans un milieu exclusivement citadin : après l’émigration de ses parents en 1922, Gueorgui naît en Tchécoslovaquie, grandit en France – dont il maîtrise parfaitement la langue, comme en témoigne le tiers de son journal rédigé en français – et vient tout juste de s’installer en URSS au moment où il commence son journal. Il se qualifie d’« intellectuel déclassé » (p. 319), fréquente les grands écrivains soviétiques. Ce sont donc deux univers qu’ils nous livrent : d’un côté, le dur quotidien des travaux des champs et des soucis ménagers, égayés par les rituels populaires et festifs du village, de l’autre, le Moscou à la veille de l’invasion allemande, avec sa vie culturelle bouillonnante, ses loisirs, mais aussi ses problèmes de logement.
Au-delà de ces dissemblances majeures, un certain nombre de traits sont communs aux deux journaux, à commencer par le jeune âge de leurs auteurs (19 et 15 ans), qui confère à une partie de leurs notes une sorte d’universalité propre aux émois et aux préoccupations de l’adolescence. Le thème des relations sociales et sentimentales, de même que celui de l’école et des examens, occupent ainsi une place importante. Les deux auteurs confient leur solitude, leur sentiment d’être toujours incompris, leur hâte de trouver l’amour et le bonheur, leurs complexes physiques. En même temps, l’irruption de bouleversements historiques violents transforme inévitablement ces journaux de jeunesse en témoignages tragiques sur leur époque.
DEUX EXPÉRIENCES CIVILES DE LA GUERRE
C’est de fait l’époque de leur rédaction, celle de la Seconde Guerre mondiale, qui rapproche ces deux journaux intimes2. Ils s’interrompent l’un et l’autre en 1943, sous le signe de la disparition : celle, tragique et incertaine, du jeune garçon l’année suivante, après sa mobilisation sur le front ; l’autre, matérielle, de la plupart des carnets de l’institutrice au gré de reconfigurations archivistiques parfois peu soucieuses de la valeur d’ego-documents produits par des individus ordinaires. Chacun d’eux nous fait pénétrer dans le vécu psychologique d’une guerre éprouvée non pas sur le front, mais à l’arrière, aussi bien dans les territoires occupés par les troupes allemandes (pour Maria) que dans les différents lieux de l’évacuation (pour Gueorgui ; à cet égard, on regrette l’absence de carte géographique qui aurait permis de suivre son périple, à l’exemple du choix judicieux des éditeurs du Journal de Maria). Au gré de ses pérégrinations en Tatarie et en Asie centrale, Gueorgui nous éclaire sur les pénibles conditions d’existence des évacués : trajets interminables dans des conditions épouvantables (froid, faim, saleté, poux, promiscuité), désorientation, difficultés à s’installer. Ses notes récurrentes sur l’approvisionnement en évacuation restituent un tableau extrêmement minutieux des prix du marché, des denrées alimentaires disponibles, du système de rationnement, de troc, de crédit, des combines, etc. Présent à Moscou lors du fameux octobre 1941, Gueorgui témoigne également de ces jours de panique et de défaitisme généralisés, de fuite désespérée, un épisode passé sous silence dans l’historiographie soviétique parce que peu compatible avec l’héroïsme et le sang-froid attribués aux Soviétiques pendant l’invasion allemande.
C’est une autre facette mythifiée de la guerre en Union soviétique que le Journal de Maria vient déconstruire. La narratrice livre une véritable micro-histoire de l’occupation allemande, loin des poncifs de la version officielle. Ce qui frappe, dans les premiers temps de l’occupation, c’est paradoxalement la permanence d’un quotidien monotone que le changement de maîtres n’affecte guère : « Les gens moissonnent comme si de rien n’était » (p. 47). La réalité de la guerre est à peine palpable, malgré les privations ; après huit mois d’occupation, Maria s’en étonne encore : « Tout est si calme, comme si la guerre n’existait pas » (p. 123). Mais c’est surtout sa représentation de l’attitude des occupés qui se révèle iconoclaste au regard de l’historiographie soviétique : tandis que celle-ci cantonnait l’expérience de l’occupation allemande à des récits formatés de résistance farouche et héroïque, Maria nous donne à voir une réalité infiniment plus contrastée, qui rend résolument inopérante la dichotomie collaborateurs/résistants. Elle illustre en somme, à l’échelle d’un canton, la zone grise dans toutes ses nuances : la tentation de la collaboration, les différents degrés de compromission, les petites stratégies d’accommodement, les revirements, mais aussi les quelques actes de micro-résistance. Loin de ressentir l’occupation comme une contrainte ou une captivité, une grande partie des villageois fait montre d’une bienveillance à l’égard des nouveaux maîtres, tant qu’ils ne se sentent pas directement menacés : Maria, qui se définit, elle, comme une fervente patriote soviétique, constate que presque tout le monde se réjouit de l’arrivée des Allemands, car tout le monde maudit l’ordre passé. Mais ce qui nourrit sa propre révolte contre l’ennemi, ce sont finalement moins des considérations idéologiques que le renoncement forcé à tous ses rêves d’émancipation, à la fois en tant que femme et que paysanne, que lui avait permis de réaliser le système soviétique : la fermeture des établissements scolaires par les Allemands l’oblige à quitter l’estrade de l’institutrice pour retourner aux durs labeurs des champs qu’elle abhorre ; ce problème est néanmoins réglé quand ils lui proposent de travailler dans les nouvelles écoles mises en place, ce qu’elle accepte non sans quelques réticences. Malgré sa fascination pour les partisans soviétiques, qui intensifient leurs activités dans la région et finiront par libérer le canton, le tableau qu’elle brosse d’eux va là encore à l’encontre de l’image valeureuse véhiculée par les récits officiels : excès, alcoolisme, réquisitions… A partir de l’automne 1943, tandis que les pratiques des Allemands deviennent de plus en plus violentes et font régner une véritable terreur dans la région, le journal de Maria se transforme en une chronique de l’horreur environnante bombardements, pillages, pendaisons, tortures, bourgs rasés habitants brûlés vifs.
LES RESSOURCES MORALES DE LA SURVIE
Les deux journaux intimes donnent à voir les sources de réconfort qui permettent aux individus plongés dans une situation d’exception et de catastrophe historique de vivre malgré tout, et même de tirer quelques plaisirs du quotidien. Pour Maria, cela passe par la danse, la fête, mais aussi la contemplation de la nature, dont la quiétude l’apaise au regard de la violence de la guerre : « La neige immaculée m’aveugle de son éclat. […] Quel ciel pur, transparent comme le cristal ! Quelle beauté ! […] Et pourtant, quelle tristesse ! » (p. 121) La musique joue également un rôle d’évasion pour les deux diaristes : Gueorgui témoigne de sa passion pour la musique classique et le jazz, tandis que, pour Maria, la pratique du chant lyrique revêt une fonction presque cathartique. Les deux trouvent aussi refuge dans la culture, qu’ils tiennent en haute estime. Leurs nombreuses lectures – hasardeuses pour Maria, qui dévore tout ce qui lui tombe sous la main, très choisies pour Gueorgui, féru de poésie française, mais aussi de classiques russes et de littérature internationale moderne – font figure d’échappatoire salutaire à un quotidien trop sombre, comme en témoignent certaines situations au contraste éloquent : tandis que Gueorgui se fait dévorer par les poux sur le trajet de l’évacuation, il jouit de la lecture d’Aragon et élabore un projet de recueil de vers. Ou encore, au moment où Moscou subit ses premiers bombardements, il se préoccupe avant tout de s’inscrire à la bibliothèque de littérature étrangère. C’est enfin la situation internationale qui le passionne et qu’il commente sur des dizaines de pages, comme si cela lui permettait de prendre de la hauteur et de relativiser sa propre existence sinistrée. Le lecteur sera frappé aussi bien par la prescience de certaines de ses appréciations (comme son analyse lucide du pacte germano-soviétique) et sa capacité à lire entre les lignes des journaux officiels, que par ses erreurs d’interprétation (telle que la certitude que « des insurrections communistes éclateront dans le monde » après la victoire sur l’Allemagne, ou encore son approbation initiale de la chute de Paris et de Pétain, « ce vieux maréchal respecté par tous en France » qu’il a délivrée de l’impérialisme anglais).
Tous deux semblent également avoir développé des « stratégies de défense » pour ne pas se décourager et rester optimistes malgré tout. Plusieurs remarques et attitudes témoignent de leurs efforts pour dépasser leur désarroi, maîtriser leurs émotions, leurs faiblesses, et garder leur sangfroid. Selon Maria, telles sont les qualités attendues d’une jeune fille soviétique, qui n’a pas le droit de se laisser aller et d’être déprimée. Chez Gueorgui, cette philosophie semble poussée à l’extrême. Il essaye toujours de tirer parti des désagréments, convaincu que « toutes ces épreuves feront de [lui] un homme d’acier ». Tandis que sa mère sombre dans le désespoir, jusqu’à l’acte fatal, Gueorgui, tantôt agacé tantôt indifférent devant ses lamentations et ses crises de panique, se réfugie dans une posture d’homme stoïque, pragmatique, désinvolte, qu’aucun déboire ne saurait briser (pas même le suicide de sa mère à l’été 1941, à l’âge de quarante-huit ans, qu’il rapporte de façon clinique).
C’est enfin le journal lui-même qui fait figure d’assistance, de diversion et d’escapade morales. Il se fait tour à tour confident (fonction traditionnelle, redoublée ici par le contexte d’isolement), dépôt de prières, livre de commandements que l’on s’impose pour résister. Ce n’est donc pas un hasard qu’à mesure que la situation se dégrade et que la guerre se fait de plus en plus sentir, Maria exhume et relit régulièrement ses cahiers, qu’elle appelle symptomatiquement ses « archives ». La pratique diariste s’exerce pourtant dans des conditions peu propices : promiscuité constante, déplacements qui exigent de n’emporter que l’essentiel, mais surtout dangerosité (risque de vol, de perquisition pouvant mener à l’arrestation de l’auteur en cas de remarques trop subversives).
UNE SURPRENANTE LIBERTÉ DE TON
L’autre trait commun à ces deux journaux, qui leur confère un intérêt incontestable, est la liberté de ton dont les auteurs font preuve, en dépit de la menace réelle qui planait sur une pratique jugée illégitime et suspecte. Même si nos deux diaristes se positionnent comme des patriotes soviétiques, ils ne sont guère avares en critiques, dont une seule aurait suffi à les incriminer. D’un côté, ils font leur la rhétorique officielle, parlent d’« avenir radieux », de « juste cause », de ce « salaud de Trotski », au point que certains passages sembleraient tout droit sortis de la Pravda : « C’est ça, le bonheur : pouvoir aider sa Patrie ! », « Nous soutenons le pouvoir soviétique, nous sommes pour la liberté de tous les peuples, contre le système de l’exploitation agricole individuelle » (Maria, p. 163), « Bravo ! Le communisme s’étend et c’est l’essentiel ! » (Gueorgui, p. 102). Si cette intériorisation de la langue de la propagande est moins prononcée chez Gueorgui, immergé dans le bain soviétique de fraîche date, sa capacité d’adaptation est frappante. Tout en témoignant son attachement à Paris, « ville inoubliable, amie et tant aimée ! » (p. 307), à sa vie « insouciante », avec son confort, ses cafés, ses concerts, ses flâneries, ses librairies, il se défend de la moindre nostalgie : « Je dois prendre mes distances avec la France et n’en garder que l’humour, l’amour du bon goût, le sens de l’ironie, la gaieté » (p. 208). S’il a d’emblée intégré que « l’URSS n’est pas un pays romantique » (p. 64), la vie à Moscou lui permet de reproduire certaines habitudes, comme les sorties au théâtre ou au cinéma, les petits plaisirs gustatifs. Il se montre tout acquis à sa nouvelle existence, s’indigne de ce que les Soviétiques n’aient « pas la moindre idée du marxisme » (p. 30) – science qu’il aspire, lui, à étudier –, confie son désir « d’être un homme soviétique » (p. 268), de trouver un ami « tout à fait soviétique » (p. 319) et de suivre la « morale communiste ». Il justifie les mesures les plus sévères prises par le pouvoir stalinien, croit en « la justice du NKVD » (p. 119) et dans les vertus de la délation, place ses espoirs dans le soutien de Staline, invective les impérialistes, la décadence économique et morale de l’Angleterre et de la France (« dont elle ne sortira qu’avec l’aide du communisme ») (p. 99).
Malgré ces discours d’adhésion, les deux diaristes font preuve d’un esprit critique manifeste, sans doute parce qu’ils se rattachent aussi à d’autres traditions en contradiction avec les valeurs soviétiques (religieuses et folkloriques pour Maria, occidentales pour Gueorgui). Entre deux airs patriotiques soviétiques fredonnés fièrement, Maria concède que du temps de l’Union soviétique, les maîtres devaient mentir à leurs élèves et dresse un bilan acerbe du régime stalinien : « Oui, nos dirigeants soviétiques en ont fait des erreurs : la presse allemande les critique à juste titre. Tout reposait chez eux sur la force, sur le fusil. Le NKVD surveillait tout […] pas seulement les actes, mais les pensées aussi » (p. 60). Mais c’est dans le journal de Gueorgui que la liberté d’expression et l’indépendance d’esprit sont les plus stupéfiants. La terreur stalinienne a pourtant déjà frappé de plein fouet ses proches : son père, ancien garde blanc puis agent secret soviétique, et sa sœur, tous deux fervents patriotes, sont arrêtés en 1939, le premier sera fusillé deux ans plus tard, la deuxième déportée en camp pendant une quinzaine d’années. Gueorgui est donc une cible de choix pour la police politique, ce dont il est du reste bien conscient. Mais rien ne l’empêche d’exercer librement sa pensée. Il en va ainsi de son jugement sans appel de l’intelligentsia soviétique, peureuse, hypocrite, plus attachée à son petit confort et à ses maisons de vacances qu’à l’art et la littérature. Du reste, plus le temps passe, plus les difficultés s’accumulent, et plus il se sent étranger parmi ses compatriotes. Déraciné, écartelé entre ses deux identités – russe d’origine et français d’enfance et de formation –, Gueorgui n’aura pas le temps de trouver sa place.
CHRONIQUE D’UNE DÉPERDITION
Si le journal de Maria se termine sur une note qu’elle juge positive, quinze jours après le rétablissement du pouvoir soviétique dans le canton vécu comme un soulagement moral (même s’il ne met guère un terme aux difficultés des paysans), celui de Gueorgui devient de plus en plus cauchemardesque à mesure que les drames familiaux et historiques s’amoncèlent.
Dans l’URSS stalinienne, son passé, sa biographie et celle de sa famille lui prédisent un destin malheureux. L’un des aspects que documente son journal est la dernière période de la vie de Marina Tsvétaïeva, marquée par les difficultés matérielles et le traitement misérable que le pouvoir soviétique lui a réservé. Le contraste est saisissant entre la carrure d’une aussi grande poétesse, célèbre et estimée, et l’existence précaire et dégradante à laquelle le régime stalinien la condamne. Dépourvus de domicile fixe, elle et son fils dépensent une énergie considérable dans la quête d’un énième logement exigu et toujours provisoire ; il faut sans cesse déménager dans des conditions chaotiques, se plier à l’enfer des appartements communautaires – véritables microsomes de la mesquinerie humaine – avec ses « tragédies de cuisine » et ses scandales qui peuvent éclater à propos d’une casserole déplacée. Il faut aussi se soumettre à toutes les complexités bureaucratiques éreintantes, trouver des sources de revenus et de ravitaillement, rembourser les dettes, quémander une avance çà et là dans un environnement peureux qui se détourne de plus en plus d’eux : « Situation humiliante. Quelque chose comme de la mendicité » (p. 40). Chez ces deux êtres qui rêveraient de se consacrer à la littérature, les questions matérielles viennent envahir tout l’espace et obstruer l’horizon. Alors que chaque rouble compte, que chaque dépense doit être mûrement pesée et les vivres parcimonieusement consommés, Gueorgui préfère tout dilapider d’un coup pour un instant de plaisir, quitte à se retrouver sans le sou et le ventre vide les jours suivants. A l’heure des bilans, il qualifie son existence de misérable, absurde, épouvantable, un succédané de vie. Cette jeunesse brisée explique sans doute la tonalité assez froide de ses notes, presque dénuées d’émotions, de joie et d’humour, loin de l’emphase et des élans des journaux d’adolescents. Mais le pire reste à venir. Alors que le jeune Gueorgui se retrouve entièrement seul, le manque de nourriture se fait obsession. Il a faim, et il le répète comme un cri désespéré. Tandis que l’horizon de cette personnalité si éveillée se réduit à la quête de produits alimentaires, le journal change peu à peu de nature et devient une sorte de livre de comptes où chaque dépense, chaque recette et chaque dette sont scrupuleusement consignées. Bien qu’encore émaillées de courts bilans de lectures, ses notes se résument essentiellement à des énumérations répétitives des vivres qu’il a achetés, échangés, mangés, qu’il projette d’acquérir, qu’il rêverait d’engloutir, etc. Sa foi dans l’avenir, martelée jusqu’au bout comme pour s’auto-persuader, est d’autant plus poignante que le lecteur connaît l’issue qui guette ce destin broyé par le stalinisme et le nazisme ; quelques mois avant sa mort, Gueorgui écrit : « Mon grand privilège, c’est qu’il me reste beaucoup de temps à vivre, la vie est devant moi avec ses secrets », « je suis encore très jeune », « j’ai le temps d’aimer et d’espérer plusieurs fois » (p. 71).
1 G. Efron, Dnevniki v 2-x tomax, E. Korkinaïa et V. Losskaïa (éd.), Moscou, Bagrius, 2007.
2 Si le journal de Maria excède largement le cadre chronologique de la Seconde Guerre mondiale (elle a écrit 300 cahiers entre 1939 et 1988), ce sont les carnets relatifs à cette période que les éditeurs ont choisi de nous présenter. Le journal de Gueorgui, lui, commence en mars 1940, son cahier précédant – entrepris à son arrivée en URSS en 1939 – ayant été confisqué par la police politique ; deux autres carnets de la période de la guerre ont été perdus. A cet égard, il est à regretter l’absence d’informations approfondies sur le destin de ses manuscrits, dont le lecteur ne connaîtra rien de la transmission et du lieu de conservation. Il faut se référer à l’édition russe pour apprendre, par exemple, que les journaux de Gueorgui sont conservés aux Archives littéraires (RGALI).
Paru dans Mémoires en jeu, n° 2, décembre 2016, p. 126-129.