Publié dans le n° 2 de Mémoires en jeu, décembre 2016, p. 16-18.
Alors que la peinture a longtemps fait figure de « parent pauvre » dans les débats académiques et publics autour des images de la Shoah, consacrés essentiellement à la photographie et au cinéma, récemment, deux grandes expositions offraient un vaste choix d’œuvres plastiques, rappelant l’importance de ce corpus parmi les images du génocide. La première s’est tenue du 10 octobre 2015 au 11 janvier 2016 à Belfort et à Montbéliard, la seconde du 26 janvier au 3 avril 2016 au Musée d’Histoire de Berlin (Deutsches Historisches Museum), en partenariat avec Yad Vashem dont provenaient les cent oeuvres exposées, toutes réalisées au sein de ghettos ou de camps. Celle de Belfort, quant à elle, embrassait la période allant de l’avant-guerre jusqu’à nos jours. Autant dire que ces deux initiatives procédaient d’éthiques du regard et de traditions interprétatives fort différentes. Avec Retour sur l’abîme, on entrait dans une réflexion sur ce que peut l’œuvre d’art face à la violence extrême – la puissance de son impouvoir – et, partant, sur la dimension artistique des images ; en attestaient à la fois le parti-pris d’inclure dans l’exposition des œuvres contemporaines et la volonté de donner la parole à des écrivains ou historiens de l’art (Hélène Cixous, Jean-Christophe Bailly et Pierre Wat ont contribué au catalogue). Kunst aus dem Holocaust abordait au contraire les oeuvres sous l’angle du témoignage comme une source majeure pour la reconstruction des événements à l’échelle micro. Ces orientations se reflètent dans les titres des expositions : « retour sur » suggérait une tension du présent vers le passé, une démarche archéologique qui se voulait également politique au sens où elle interpelait la polis ; « aus », au contraire, un mouvement du passé vers le présent, une sortie : l’exposition célébrait les cinquante ans de relations diplomatiques entre Israël et l’Allemagne et, partant, un vivre-ensemble qui conférait aux œuvres une portée téléologique et cathartique. De même, les scénographies engageaient différemment l’économie de l’intellection et des émotions, la première laissant le spectateur vivre, au gré de ses déplacements entre plusieurs sites, l’expérience d’une inquiétude qu’aucun récit mémoriel ne venait apaiser, la seconde le prenant au contraire par la main avec une grille de lecture très directive.
Ces éthiques du regard étaient éloquemment portées par les lieux dévolus aux deux expositions. Déployée à travers plusieurs sites à Belfort (Musée des Beaux-Arts, Tour 46 – salles d’expositions temporaires des Musées –, l’École d’art Gérard Jacot, la Galerie du Granit, la Citadelle) et à Montbéliard (Centre régional d’Art contemporain), institutions dont la vocation est de montrer des œuvres d’art ou bien d’en susciter, Retour sur l’abîme interpellait également l’espace de la cité, forçant un questionnement sur la manière dont celui-ci était, visiblement ou non, investi par la Shoah. Ici, ouverture et impasses se superposaient (les impasses étant parfois aussi des « ouvertures » et inversement), avec notamment une installation monumentale de Colette Hyvrard (2 m x 12 m) dans la cour de la Citadelle, palissade rétro-éclairée portant une inscription qui reprenait la célèbre phrase de Walter Benjamin : « Même les morts ne seront pas en sûreté » (Thèse VI, « Sur le concept d’histoire », 1940). On entendait, derrière, des voix lisant des noms de personnes déportées nées à Belfort (elles correspondaient à l’âge des déportés). L’exposition mettait ainsi en œuvre des moyens multimédia pour faire entendre – et non seulement voir : à contre-courant du passé héroïque de Belfort et de la mémoire officielle inscrite dans ses monuments, dont le caractère souvent massif rappelle la vocation militaire initiale –, elle donnait à sentir, au-delà de la vulnérabilité des victimes, la fragilité du contrat social. Kunst aus dem Holocaust a eu lieu, quant à elle, dans la grande salle d’expositions du Musée historique allemand dont la surface murale a été augmentée par une paroi circulaire en son centre ; à l’extérieur comme à l’intérieur de celle-ci, les visiteurs se mouvaient en rond, les uns derrière les autres, les uns à côté des autres, formant un « nous » face aux œuvres, une « communauté interprétative » idyllique censée trouver son compte dans une construction collective de sens. Si le mouvement en rond pouvait donner l’impression d’un temps qui stagne – temps de l’enfermement et de la souffrance –, une dynamique de la reconstruction se dessinait progressivement à travers la trame scénographique : on avançait des ghettos vers les camps en passant du couloir vers la « bulle » : la linéarité du temps historique venait ainsi se superposer à la circularité d’un passé qui ne passe pas et, tout compte fait, le « prenait en charge », en brisant son caractère hermétique par des brèches, des passages, des ouvertures. Quelques grands thèmes scandaient ce double temps, Wirklichkeit, Porträts et Traum und Hoffnung (Réalité, Portraits et Rêve et Espérance), proposant une classification des œuvres : images testimoniales documentant la vie dans les ghettos et les camps (Wirklichkeit), visages (portraits ou autoportraits) des prisonniers et habitants des ghettos (Porträts), enfin images regroupées sous le thème Traum und Hoffnung (rêve et espérance, étonnamment traduits en anglais par « Transcendance »), réalité perdue ou rêve d’un monde meilleur. Ce classement révélait à lui seul la centralité du référent, à la différence de l’exposition de Belfort qui privilégiait le signifiant. À Berlin, le questionnement que l’on adressait aux œuvres, avec l’illusion d’obtenir une réponse, était souvent de l’ordre d’un « Qu’est-ce que l’artiste a voulu nous dire ? », à l’inverse de celui qui semble avoir guidé les scénographes de Belfort et que l’on pourrait formuler ainsi : « Qu’est-ce que mon regard sur l’œuvre fait au monde ici et maintenant ? ».
À Belfort également, un découpage thématique rythmait la visite : « L’archipel de la mort », « Terres blafardes », « Hantises », titres qui ne prétendaient ni délivrer une interprétation ni établir une typologie des œuvres, mais incitaient plutôt le spectateur à une intranquillité de l’œil : une vigilance. En effet, confronté à ce qui ne peut être vu ni représenté – la disparition des victimes, leur radicale absence –, celui-ci rencontrait, proposées par une scénographie non narrative et respectueuse de sa liberté, des manières de « faire lumière » qui n’épuisaient pas l’opacité de l’événement, comme ces cadres vides d’Elzbieta Janicka, fenêtres avec vue sur le rien. La figure privilégiée était donc ici la métonymie, comme par exemple dans Porcherie de Wilhelm Sasnal, bâtiment blanc dans une prairie verte sans aucune présence humaine, qui pouvait être aussi bien un hangar agricole qu’un camp de concentration, ou dans la série Personne d’Adel Abdessemed, dessins et sculpture déclinant les visions d’un chien qui porte une main dans sa gueule, ou encore Les regards de Christian Boltanski rappelant les murs de visages des mémoriaux de la Shoah dont seuls auraient subsisté les yeux.
Il s’agissait en revanche pour les concepteurs de Kunst aus dem Holocaust de montrer le « dedans » même de l’événement : les œuvres se faisaient ici porteurs d’un message. On apprenait ainsi, par exemple, que L’Arrière-porte de Bedrich Fritta (Theresienstadt) symbolisait le passage de la vie à la mort, ou que son autoportrait en Travailleur juif révélait la lutte pour la dignité et l’estime de soi ; que le papillon jaune sur le barbelé, dessin de Karl Robert Bodek et Kurt Konrad Löw réalisé au camp de Gurs, exprimait le désir de liberté du détenu. Si l’on ne saurait contester certaines de ces interprétations tant elles tombent sous le sens, force est de reconnaître qu’elles nivelaient le statut des œuvres censées parler toutes la même langue et véhiculer un même discours humaniste. En entretenant l’illusion d’un accès sur la vérité de l’événement, ces commentaires semblaient avant tout soucieux de forcer les œuvres à faire récit et de convertir ce récit en discours. Ainsi, la légende accompagnant l’aquarelle de Moshe Rynecki Réfugiés nous apprenait qu’« En dépit des dures conditions, les réfugiés font preuve de solidarité et d’assistance mutuelle », légende sans laquelle on aurait été plutôt tenté de remarquer la vulnérabilité des victimes (une femme en chaise roulante, une adolescente dans les bras de sa mère), et surtout, le trait expressionniste de cet artiste assassiné à Majdanek. Les légendes soulignaient les vertus des victimes et mettaient en avant les valeurs de la fraternité humaine dont les œuvres seraient porteuses et que le spectateur était supposé partager : dignité, solidarité, résistance. Le danger d’une telle approche était que l’on reparte en pensant avoir « vu », de ses yeux vu comment c’était dans les camps et les ghettos, les légendes faisant elles mêmes image, ou plutôt, faisant bruitage pour combler les silences visuels. Pour peu qu’on les prenne au sérieux, elles contribuaient davantage à masquer qu’à révéler, privant le spectateur du risque d’une rencontre : à vouloir à tout prix saisir le sens de l’œuvre (ou plutôt à le produire), elles empêchaient de se laisser saisir par elle. Symptomatique de cette volonté de recouvrir l’innommable par des représentations verbales somme toute rassurantes, le commentaire qui accompagne le Portrait d’un jeune d’Ilka Gedö (1944-1945, ghetto de Budapest) : le garçon regarderait le spectateur en face (Blick […], der direkt auf den Betrachter gerichtet ist), la tristesse de son regard, ses joues creuses et ses épaules voûtées reflèteraient (spiegeln) la difficulté (die schwierige Lage) de son expérience au ghetto. La théorie de l’œuvre d’art comme « reflet » de la réalité étaie une illusion de communication entre la victime et le spectateur, préservant ce dernier de l’effet déstabilisant d’un regard dirigé au-dedans de soi. Ce dispositif exégétique traditionnel, voire obsolète, semble vouloir restaurer un rapport à l’œuvre d’art renvoyant lui-même au passé, comme annulant la fracture de la modernité et, par la même occasion, la dimension de violence contenue dans l’expérience moderniste elle-même. Or cette violence esthétique, produisant des schémas de rupture, était pourvoyeuse de langages artistiques qui ont pu être convoqués rétrospectivement pour représenter justement la violence extrême, formes concurrençant le récit, dont les travaux contemporains exposés à Belfort sont indirectement héritiers. La mise entre parenthèses, par les commentaires du musée de Berlin, de l’histoire moderne du regard (signalée entre autres par la récurrence du mot « beauté ») délivre donc le spectateur de tout doute quant au sens du « voir », et devrait être interrogée tant il est certain que les régimes totalitaires se sont montrés demandeurs de « beauté » et de « récits » au détriment de l’abstraction et que l’alliage du beau, du vrai et du bon, subverti par l’art « dégénéré », a été remis à l’honneur par les néo-classicismes totalitaires.
Ces réserves – qu’il faudrait relativiser à l’aune des traditions critiques et pédagogiques ayant présidé au choix de la grille interprétative, ainsi que de la visée commémorative (et de réconciliation) qui avait permis une collaboration entre Yad Vashem et le Musée d’Histoire de Berlin – ne devraient cependant pas faire oublier le choc que produisent les images elles-mêmes. Après tout, le spectateur n’est pas obligé de lire les légendes et l’exposition, ayant le mérite d’avoir rassemblé cent œuvres – et étant, à ce jour, la plus importante sur la Shoah dans le monde –, portait en elle, de par son contenu même, la subversion de son propre discours et des interrogations qui devraient trouver leur place dans des recherches à venir : la tension entre les dimensions documentaire et esthétique, la question du point de vue et, surtout, l’inscription de ces images (souvent de rares pièces conservées d’artistes assassinés) dans une histoire de l’art infléchie par la Shoah. D’autres questions se posent en rapport avec certaines constantes. Ainsi, la présence de la caricature, et plus généralement de l’humour dans les dessins en provenance de Terezin, due probablement à leur récurrence dans les cultures tchèque et allemande, impose une réflexion sur la « micro-culture » qui s’était développée dans ce camp-ghetto…
Œuvres du dedans, œuvres de l’après, regard désemparé ou regard « rédempteur », discours de la tradition ou discours de la modernité, espace « consensuel » du Musée d’Histoire de Berlin, espaces dévolus à l’art de Belfort : si, à côté d’œuvres connues (Salomon, Nussbaum, Bruno Schulz), les deux expositions offraient de nombreuses découvertes, leur enjeu, au-delà des objectifs explicites de leurs scénographies, était autant de l’ordre d’un « que voir ? » que d’un « comment voir ? ». Autant d’interrogations qui engagent le présent comme le futur non seulement de la communauté, mais également de l’art conduit, par les limites que la violence extrême impose au regard, jusqu’à l’horizon de sa propre disparition.