Publié dans le n° 2 de Mémoires en jeu, décembre 2016, p. 12-13.
Sorti en mars 2016 sur les écrans français, Remember d’Atom Egoyan est un film sur la mémoire du crime, qu’il soit génocidaire ou de droit commun (Captives, 2014), les survivants hantés par le passé et la question de la justice. Ces thèmes, si l’on y ajoute le rapport entre générations, sont chers au réalisateur, ils sont même la pierre angulaire d’une grande partie de son œuvre. Il l’assume ouvertement, tout comme la complexité de l’entre-deux où il s’est trouvé de par ses origines. Egoyan est habitué aux « retournements » identitaires. Né en Égypte de parents arméniens, il vit au Canada depuis sa petite enfance. Alors qu’il semblait vouloir s’émanciper de la culture arménienne, l’empreinte de celle-ci s’est manifestée dans son parcours tant personnel (il a épousé l’actrice arménienne Arsinée Khanjian), que professionnel (l’identité et l’héritage arménien sont les sujets de son premier long-métrage, Next of Kin en 1984). L’autre constante de son travail est sa façon d’impliquer le spectateur entraîné à imaginer bien davantage que ce qu’il voit à l’écran. C’est peut-être aussi l’une des raisons pour lesquelles les films d’Egoyan ont reçu un accueil souvent contrasté. Sa filmographie contient notamment un ovni tel que Calendar (1993), mais aussi De Beaux Lendemains (1997, récompensé par plusieurs prix), le labyrinthique Ararat (2002), ou plus récemment Chloé (2009) et Captives (2014). Il réalise également des mises en scène de théâtre et d’opéra, ainsi que des installations.
Bien que portant sur la Shoah, Remember n’en est pas moins un thriller, mais improbable, ce qui, s’agissant d’un sujet aussi sensible, peut paraître dérangeant, voire choquant ; le réalisateur a l’habitude de s’aventurer hors des sentiers battus et d’y pousser le spectateur, lequel, en l’occurrence, pouvait s’attendre à un traitement « mémoriel » de la question alors qu’il se trouve happé par une histoire de vengeance. Ce n’est pas tout. Le motif de la vengeance, éternel ressort des arts de l’intrigue, est ici d’emblée déconstruit, le très grand âge et la santé défaillante des personnages se prêtant peu à la trame romanesque. Il ne faut cependant pas se fier à la « fable gériatrique » a priori sans surprise du film. Le spectateur se retrouve fasciné par ce qui apparaît comme un tour de force, résultat d’un scénario des plus efficaces que l’on doit cette fois-ci à Benjamin August (d’habitude Egoyan les écrit lui-même), servi par un jeu d’acteurs aussi impeccable que la mise en scène est maîtrisée.
Zev, octogénaire vivant dans une résidence médicalisée au Canada, vient de perdre sa femme ; un autre pensionnaire, Max, lui rappelle alors la mission secrète qu’il s’était juré d’accomplir à la mort de celle-ci : retrouver et tuer leur bourreau qui, à Auschwitz, dont ils sont survivants, a assassiné leurs familles. Ils savent que leur tortionnaire a fui aux États- Unis sous le nom de Rudy Kurlander en se faisant passer pour un Juif. La tâche est d’autant moins aisée qu’il y a quatre Rudy Kurlander correspondant à la description du bourreau, et Zev est atteint de démence sénile. À chacun de ses réveils, il oublie le décès de sa femme ainsi que sa mission, et doit lire une lettre manuscrite que lui a préparée Max pour se les rappeler. Téléguidé par les instructions de ce dernier pour garder le fil de sa mission, Zev se lance donc dans la chasse à l’ancien nazi. En dépit des infirmités de l’âge, il rencontrera les quatre Rudy et retrouvera celui qu’il cherchait. Ou croyait rechercher. La chute est une révélation majeure du film – qu’on taira ici pour ménager l’effet sur ceux qui ne l’ont pas encore vu.
En perdant et en retrouvant sans cesse la mémoire, Zev revit quotidiennement le choc des émotions fortes que suscite son périple mouvementé. Or, s’il est loin du fringant héros au cœur bien accroché, il prend des risques et son parcours le mène largement au-delà de ce qu’un vieillard atteint de démence est sensé pouvoir faire. La relative facilité avec laquelle il parvient à ses fins est du reste révélatrice des paradoxes de notre époque. En effet, aux yeux de ce monde, Zev n’est qu’un vieillard très affaibli qui a perdu la tête. Mais c’est précisément ce qui lui permet de bénéficier de l’assistance nécessaire dans son périple à visée meurtrière. L’indifférence des douaniers américains vis-à-vis de l’arme que détient ce tremblant grand-père semble refléter celle que lui-même nourrit vis-à-vis du crime projeté.
Curieusement, la musique résiste à l’oubli et Zev, précisément, ne l’oublie pas. Comme si nos souvenirs étaient davantage fonction de nos choix que nous ne voulons l’admettre, ou comme si la mémoire émotionnelle survivait là où tous les autres systèmes de mémorisation sont altérés. C’est ainsi que dans Remember les faiblesses de l’âge éclairent la puissance de la mémoire… et son retour de bâton potentiel. Dans le cas de Zev, il apparaît que c’est la seule force capable de le faire aller de l’avant. À ceci près que cette mémoire ne lui montre que l’une de ses facettes, celle qu’il veut bien voir et donner à voir, et lui joue un sacré coup de théâtre dans les derniers instants du film.
Les vieillards très amoindris que sont Zev (joué par Christopher Plummer, impeccablement juste) et Max (à qui Martin Landau apporte ce qu’il faut d’ambiguïté), ainsi que, finalement, le fameux Rudy demeurent les seuls témoins d’un passé escamoté. Les seuls donc à pouvoir rétablir la vérité qui a eu lieu. Mais, avant même leur disparition physique, cette vérité se fissure dans leur souvenir. C’est alors le moment des bilans : « Living in a lie is not a life », dira l’un d’entre eux. En tout cas, ce n’est pas vivre sa vie – et cette négociation constante entre la « vraie » histoire et le récit de substitution montre que la mémoire de la Shoah se joue résolument au présent.
Que se passe-t-il lorsque l’âge et la maladie empêchent le dialogue plus ou moins conscient avec ses propres souvenirs ? Pour Zev, au fur et à mesure qu’il suscite le réveil de la mémoire chez les uns et les autres, les eaux dormantes de la sienne laissent émerger des îlots de violence qui bouleversent l’apparente normalité du monde où il agit. Révélant à la fin une réalité périlleuse que personne ne semble vouloir accepter de ceux que Zev croise dans sa mission désespérée : pour peu que la mémoire nous fasse défaut (et parfois même sans cela) notre identité repose sur le récit que nous en faisons à l’adresse de notre entourage ou que d’autres font sur nous. L’âme pourrait ainsi n’être qu’une fonction narrative…
TROIS QUESTIONS À ATOM EGOYAN
réunies par Jilda Hacikoglu (29 septembre 2016)
How did you get to make this film ? Is it by chance (a script proposition you have had) or on purpose because you specifically wanted to work on the Shoah or the revenge against Nazis themes?
A. E. : The film was presented to me by my long-time producing partner Robert Lantos. He had dealt with these themes before, and I was immediately excited by the possibilities and the chance to work with Christopher Plummer in this role.
According to you, what would be the most eõcient way to “fight” against negationism? (I am not only referring to Armenian genocide, but all kind of negationism, which is a manipulation of history/memory)
A. E. : The simple answer is to tell the truth, though the truth is often arrived at through conflicting agendas. I have tried to present this question in most of my films.
Is there a specific kind of artistic work you would to see created around the memory of the – still denied – Armenian genocide? If yes what would it be ?
A. E. : I have no specific agenda for what I would like to see and am open to many different treatments of this question. Being too specific suggests that there is a determined answer.