Publié dans le n° 2 de Mémoires en jeu, décembre 2016, p. 6-8.
Si le générique indique que Frantz est « librement inspiré » de Broken Lullaby d’Ernst Lubitsch, sorti en 1932, le scénario du film tire en fait son origine d’une inspiration plus lointaine, que François Ozon et son collaborateur, Philippe Piazzo, « oublient » de mentionner. Lubitsch s’est en effet inspiré lui-même d’une pièce française de Maurice Rostand, intitulée L’Homme que j’ai tué, jouée en 1925. Il est vrai que le titre même de la pièce primitive aurait sans doute réduit à néant le suspens du film. Il n’en demeure pas moins que la chaîne Rostand-Lubitsch-Ozon est extrêmement révélatrice des représentations de la Grande Guerre, et de sa mémoire : si l’ossature de l’intrigue demeure la même, entre ces trois avatars, les dénouements différent, les partis pris divergent.
L’histoire du film est simple : « Frantz », qui donne son titre au film, est un de ces soldats allemands sacrifiés par la guerre. Il est mort dans une tranchée en septembre 1918, laissant inconsolables ses parents, les Hoffmeister, et sa fiancée, Anna. Ne restent donc après l’armistice que ces trois-là, qui ont reconstitué une famille autour d’un absent, et que seuls tiennent le chagrin (pour les femmes) et la colère et la haine (pour l’homme). Un jour, des fleurs blanches apparaissent sur la tombe du cher disparu. Qui peut bien pleurer aussi le soldat mort ? On découvre vite qu’il s’agit d’Adrien Rivoire, un mystérieux Français qui a fait le voyage en Allemagne pour rendre hommage à Frantz. Le « Français » se heurte à la défiance des Allemands, à la curiosité d’Anna, à la tendresse de la mère, si désireuse de retrouver en lui le fils qu’elle a perdu. « Frantz », cela ressemble beaucoup à « der Französe » : entre les deux ennemis d’hier, il y a décidément plus de fraternité que d’hostilité. Voici Adrien adopté par les Hoffmeister, comme un nouveau fils. Puis un jour, il disparaît aussi vite qu’il n’était venu. La seconde partie du film commence.
Frantz n’est pas un film de guerre ; c’est un film sur 14-18 qui ressemble à La Vie et rien d’autre. Comme Bertrand Tavernier, Ozon s’intéresse en effet non à la guerre elle-même mais aux conséquences de la guerre. À part une scène de bataille, chaotique et « absurde », comme il est désormais acquis qu’on représente la bataille (voir La Peur de Damien Odou, en 2015), la guerre chez Ozon ne se laisse voir que dans ses traces : cruelle absence d’hommes lors du bal de printemps, mais omniprésence d’amputés, de veuves, de fils sans pères, de ruines… Inspiré d’une pièce de théâtre, le film est fortement dramatisé. On peut y reconnaître un prologue et un épilogue, et une division en actes impeccable (Ozon a lui-même adapté du théâtre avec Huit femmes).
Frantz a donc bien intégré les acquis de l’histoire culturelle de la Grande Guerre, née au tournant des années 1990. Ce sont les souffrances, physiques et psychiques, des soldats qui sont mises en avant ; la guerre est ici vue « à hauteur d’homme ». En outre, les civils ont une place de choix, et surtout les femmes. Par ailleurs, l’esprit pacifiste règne, mais dans un didactisme qui peut paraître singulièrement daté, tant il fait davantage penser à Erich Maria Remarque et au cinéma des années trente qu’à un cinéma « moderne ». On se souviendra d’ailleurs que dans Broken Lullaby, Lubitsch, pour filmer un défilé, avait placé sa caméra sous la jambe fantôme d’un invalide de guerre. Point de bravoure telle chez Ozon, qui manie une caméra académique. Dans son film, en tout cas, ce sont les pères qui portent la culpabilité de la guerre, eux qui ont rêvé d’une revanche qui n’a fait que les amputer de leurs fils – la mention des fils morts est une antienne du film.
Le sujet de Frantz, c’est bien la réparation. Non pas tant celle, matérielle, des dommages de guerre, mais celle des êtres humains, terriblement plus délicate. Il est symptomatique que, comme dans Les Fragments d’Antonin, le père de Frantz soit médecin (les protagonistes, de même, sont également musiciens). S’il peut réparer les corps, Hoffmeister ne peut rien faire contre la douleur de l’absence. Pour cette douleur morale, seul peut-être est en mesure d’intervenir le médecin des âmes, le confesseur, qui apparaît vers la fin du film, donnant l’absolution à Anna, voire à l’Allemagne, et lui permettant, enfin, de « weiter leben » de « continuer à vivre » (dans le film de Lubitsch, l’absolution était donnée au Français avant son départ pour l’Allemagne).
Ozon choisit en effet de déplacer en Allemagne cette histoire qui résulte par ailleurs d’une coproduction entre les deux pays. Frantz est majoritairement en allemand, ce qui provoque un effet voulu d’« Unheimlichkeit » (Ozon avait de même réalisé Angel en anglais). Anna parle français, toutefois, car c’était le « langage secret » des deux amoureux. Adrien de son côté maîtrise l’allemand : contrairement à Jean Gabin et Dita Parlo dans La Grande Illusion, ces deux-là peuvent se parler, et aiment d’ailleurs les mots. Mais l’Allemagne n’occupe que la première partie du film, car le cinéaste construit son oeuvre en diptyque. Au voyage d’Adrien en Allemagne sur la tombe de Frantz fait écho le voyage d’Anna en France sur les traces d’Adrien – tandis que le spectateur espère évidemment que la mort a cessé de faire son office, dans cette après-guerre, et que ce n’est pas sur une tombe qu’Anna, dans un effet de boucle parfait, irait se recueillir. Cette structure permet à Ozon de servir son propos « pacifiste », de façon d’ailleurs parfois ambiguë : lorsqu’il représente Quedlinberg, il s’agit d’une charmante bourgade allemande, « romantique », avec son bal de printemps et son lac. De la France, en revanche, Anna voit par la fenêtre du train les ruines, et la misère (la soupe populaire à la sortie de la Gare de l’Est). Même haine nationaliste des deux côtés en revanche : les crachats avec lesquels on accueille Adrien en Allemagne sont dupliqués par les regards noirs et suspicieux qu’on lance à Anna en France ; et « Die Wacht am Rhein » est « repris » par une stridente Marseillaise – France bleu horizon d’un côté, Allemagne en proie au désir de revanche de l’autre. Les deux pays sont renvoyés dos à dos, tandis que Frantz et Adrien sont représentés comme des doubles – se regardant dans un miroir, Adrien croit d’ailleurs voir Frantz.
Adrien/Frantz. L’un est français, l’autre allemand, l’un aimait Rilke, l’autre Verlaine, l’un a tué, l’autre a été tué. Qu’importe, semble dire Ozon : c’est l’absurdité de la guerre qui les a liés à jamais, embrassés dans une fosse commune dont l’un sort vivant, mais à jamais hanté (la trouvaille « romanesque » n’est pas nouvelle). Fanny/Anna. À ce couple masculin se superpose un couple féminin – l’une est française, l’autre allemande, elles ont chacune perdu un aimé. Comment continuer à vivre ? Comment pardonner ? Comme souvent chez Ozon, ce sont les femmes qui font avancer l’histoire. Elles incarnent un principe « féminin » de paix que l’on peut juger contestable, mais qui se décline en multiples nuances – la compassionnelle Mme Hoffmeister, la dure Mme Rivoire, la tenace Fanny, l’énergique Anna.
Le film est en noir et blanc : un noir et blanc de film prétendument « historique », sans doute, si léché et sophistiqué qu’il en paraît inauthentique. Balançant entre l’ancien et le nouveau, le film est parfois en couleurs, le temps de trouées symboliques. La couleur semble ainsi être utilisée pour magnifier une histoire plus belle, qui aurait pu se laisser contempler si l’Histoire n’avait pesé de son poids sur les êtres : l’amitié entre Franz et Adrien, par exemple, aurait pu s’admirer dans un joli « chromo » « Belle Époque ». La scène du corps à corps, racontée par Adrien, est aussi en couleurs : est-ce pour rendre beau ce couple peut-être homosexuel, ou pour faire peser un soupçon d’inauthenticité sur le si beau récit du jeune homme ? Enfin, la scène finale est en couleurs, quand Anna choisit de sortir du film, de l’histoire/Histoire, et de se mettre à vivre.
Car finalement, ce qui tourmente Ozon, ce n’est sans doute pas l’histoire de 14-18, sa mémoire ou sa représentation, mais comme dans beaucoup de ses films, la question du mensonge ou, plutôt, de la fiction. Des tableaux, des morceaux de musique jalonnent le film. Le Suicidé de Manet est une clé, qui pousse à se demander si le meurtre en temps de guerre, finalement sujet du film, n’est pas autre chose qu’un suicide psychique pour chaque soldat. Un trio franco-allemand, en 1919, semble ne pas pouvoir encore chanter ensemble du Debussy. On pourrait dire également que dans Frantz les « clichés », ou les clins d’œil intermédiaux, abondent. On pense à Jules et Jim, aux Sentiers de la gloire, à tous ces films qui font « écran » à notre représentation de la guerre, sur lesquels Ozon joue indubitablement.
Comme tout film sur 14-18 tourné après Paroles de poilus, Frantz est rempli de lettres. Mais Ozon nous montre que l’on peut faire dire ce que l’on veut à ces lettres. À chacun de choisir sa fable du deuil. En ce sens, Frantz se veut être une fiction consolatrice et un peu didactique. Plus Vertigo que Quatre de l’infanterie, Frantz offre une représentation extrêmement maîtrisée de l’évènement 14-18, et est à ce titre fascinant.