The Hundred Year Walk, Dawn A. MacKeen, New York, Houghton Mifflin Harcourt Publishing Company, 2016
Né à Adapazarı (est d’Istanbul) et décédé à Los Angeles dans les années 1970, Stepan Miskjian ne commémorait pas le 24 avril. Il n’avait pas besoin de ce rappel, à l’exact opposé de Dawn Anahid MacKeen, sa petite-fille, née à Los Angeles et devenue journaliste d’investigation (notamment pour Salon, Newsday et Smart Money). Alors que celle-ci ne connaissait que des fragments de l’histoire de son grand-père, elle livre un travail remarquable sur l’itinéraire hallucinant de sa marche vieille de cent ans, mais d’une actualité confondante.
Publié en janvier 2016 aux États-Unis et très bien reçu par la critique, The Hundred Year Walk – An Armenian Odyssey (éditions Houghton Mifflin Harcourt, Boston) retrace le surprenant travail de transmission initié par Stepan Miskjian avec le récit de son parcours épique durant le génocide arménien de 1915. Longtemps après sa mort, ce livre est un brillant passage de flambeau. Enrichie par un siècle de maturation sous la chape négationniste, mais aussi par les destins ayant gravité autour de Stepan, cette marche résonne longtemps dans l’âme du lecteur, devenant à son tour un relais porteur au-delà de la mémoire. Sa publication en poche est prévue en janvier 2017, et le livre est déjà au programme de certains collèges et écoles de Californie.
Une mémoire encombrante mais résistante
Personne ne se réjouit de voir une tragédie, a fortiori si elle le concerne ce qui est le cas des Arméniens. La reconnaissance du génocide arménien par le Pape François est récente : elle remonte à 2015 et il l’a réitérée l’année suivante lors de sa visite en Arménie. En préambule de ce voyage historique, ce dernier l’a évoquée comme une souffrance « parmi les plus terribles de l’histoire de l’humanité […] une tragédie que vos pères ont vécue dans leur chair » (message vidéo du Saint Père François à l’occasion du voyage apostolique en Arménie – 24-26 juin 2016). Même l’Allemagne, alliée de l’Empire Ottoman en 1915, a reconnu en juin via son Parlement, non seulement la nature suprême du crime, mais aussi sa part de responsabilité. L’État turc, héritier direct de ce même crime, continue de le nier activement.
Cette histoire n’est donc pas pleinement officialisée ni enseignée, et les souvenirs étranges d’un grand-père arménien qu’elle n’a pas vraiment connu furent longtemps obscurs pour Dawn Anahid MacKeen. Comme d’autres héritiers d’une histoire sombre, une incompréhension embarrassée encombre ce passé. Qui veut savoir que dans le désert son aïeul assoiffé avait dû boire sa propre urine ? Il n’y a aucune gloire à être victime et la honte, parfois jamais surmontée des survivants, pèse ainsi sur leurs enfants même s’ils ne l’ont pas connue. Stepan Miskjian l’avait dépassée pour témoigner dans l’espoir que cette histoire ne se répète pas. Ses carnets furent publiés par le quotidien arménien Haratch à Paris en 1965 et en 1966, mais pour sa petite-fille, le déclic ne vient que lorsqu’elle accède enfin à une traduction de ses écrits.
Elle venait alors de voir le résultat d’une longue enquête publiée par le quotidien Newsday. Consacrée aux graves lacunes de l’aide sociale à New York, sa publication avait provoqué d’importants changements d’organisation. Après avoir vu pour ce cas précis le pouvoir du journalisme, la lecture du récit de Stepan est un choc. Alors qu’elle se démenait pour raconter l’histoire des autres, leur prêtant ainsi une voix qu’ils n’avaient pas, elle découvre l’histoire incroyable de sa propre famille. La graine est semée : « écrire ce livre n’était pas un choix pour moi, je devais finir le livre que mon grand-père avait commencé », explique-t-elle. D’autant que, sur le plan journalistique, les écrits de Stepan s’avéreront être « le rêve de tout reporter, car il a laissé tant de détails qui m’ont permis de le suivre ».
L’odyssée de Dawn
Elle doit néanmoins tout bouleverser pour mener à bien son projet. Deux ans après ce déclic, elle quitte son poste de rédactrice au sein de Smart Money (une publication du Wall Street Journal). La démarche n’a rien de simple et le livre l’évoque sans ambages. Les moments de doute n’ont pas manqué, surtout quand les lacunes du récit la désespèrent au point de renoncer… avant que ne se produise, grâce à sa mère, un miracle. Celle-ci retrouve deux carnets inconnus, un oncle en exhume ensuite deux autres. La recherche est relancée et même la mère de Dawn découvre alors des facettes de son père qu’elle ignorait.
Pour l’auteure qui ne parle ni ne lit l’arménien, c’est aussi une odyssée. Tout ce qui étaye les écrits de Stepan fait l’objet d’une quête journalistique fiévreuse. Elle creuse en effet ce qui fait qu’elle-même existe. Avant de commencer, elle avait préparé une proposition de livre pour trouver un éditeur. Cela lui avait déjà donné six mois de travail, ce qui n’est rien comparé à ce qui l’attendait : huit ans d’enquête puis deux d’écriture. « Je suis un reporter du genre obsessive », dit-elle, « je veux tout savoir sur mon sujet, j’ai toujours été ainsi, donc il me fallait multiplier les voix et les confirmations et cela a définitivement influé sur le livre ».
Cette ténacité la mène en France et en Autriche, autour d’archives précieuses, mais aussi en Turquie et en Syrie durant l’été 2007. À l’époque, peu d’Arméniens de la diaspora osent mettre un pied en Turquie. Le journaliste arménien Hrant Dink venait d’y être assassiné (janvier 2007). Mais elle devait aller sur ce terrain, voir elle-même la prison qui avait été le désert pour Stepan et ses compagnons. Le voyage se révélera riche en surprises et en frayeurs, mais pas là où elle les imaginait.
Durant cette longue immersion douloureuse dans la mémoire, ce sont souvent les mots-même de son grand-père qui lui redonnent courage. Sa mémoire devient une précieuse source où elle puise, jusqu’à entrer elle-même dans l’histoire, en retrouvant le clan du cheikh qui avait sauvé son grand-père en Syrie.
Le destin d’un livre
Après ces recherches, encore fallait-il raconter. Parler de soi et se révéler n’ont rien d’habituel pour un journaliste, mais, devenue partie intégrante de l’histoire, Dawn Anahid MacKeen ne put faire autrement. C’était le meilleur moyen, et le plus sincère, de dévoiler ce qui se jouait. Cela introduisait par ailleurs des bouffées d’air bienvenues pour le lecteur. Malgré le sujet si sombre, on suit ainsi l’odyssée aussi fébrilement que l’auteure dans sa quête. L’écriture est en effet fluide, élégante, et l’aventure digne d’un film, tant par les péripéties de Stepan et de Dawn, que par leurs états d’âme. MacKeen n’élude pourtant ni la folie des bourreaux ni celle qui s’empare des victimes. Sobrement, avec une dignité qui rend justice aux souffrances endurées, elle évoque ces moments sans céder au pathos. Elle insère aussi ce qu’il faut d’explications pour éclairer tantôt l’avant-guerre énergique (ouverture d’une bibliothèque arménienne ; droits des femmes), tantôt la folle débâcle des autorités génocidaires au su de tous les officiels de l’époque, rendant d’autant plus ahurissante la négation qui s’ensuivit. En restant au plus près de ceux qui ont vécu l’histoire, elle explicite le chaos où ils évoluaient… et où ils trouvaient aussi des oasis d’humanité.
Cette noblesse d’âme est l’autre force du livre. Stepan, qui avait dû quitter l’école très tôt, était astucieux et blagueur. En observateur éveillé, il tenait des journaux factuels, peu émotionnels mais qui révèlent son évolution : son périple l’assombrit, sans l’emplir de colère pour autant. Il n’a oublié aucun de ceux qui l’ont aidé, chrétiens ou musulmans de toutes nations. Durant son calvaire il se tournait vers sa foi, et relatait cette expérience en des termes qui émerveillent sa petite-fille. Le livre évoque avec finesse cette réflexion aussi individuelle qu’universelle, et la réalité d’une humanité qui résiste contre l’horreur est partout présente. Au-delà des actes héroïques, brille alors l’inextinguible fraternité des hommes, quelles que soient leurs religion, langue ou coutumes. Si une bibliographie de près de 40 pages étaye ce livre en six langues différentes (arménien, turc ottoman, turc moderne, arabe, allemand et français), c’est que Stepan a survécu à travers ces mondes mêlés.
« Aujourd’hui nous voyons les mêmes images de crimes humanitaires dans ces régions où mon grand-père a marché. On entend des noms de villes si familiers pour les Arméniens à cause de ce qu’ils y ont vécu. C’est l’histoire qui se répète, précisément dans cette région traversée par mon grand père il y a cent ans », souligne l’auteure à chaque présentation du livre. Or, elle-même et son grand-père y ont aussi trouvé le meilleur de l’humanité. Le livre honore donc l’histoire sous toutes ces facettes, et encourage à garder l’espoir pour lutter contre ces nouveaux temps sombres. C’est au fond ce dont l’auteure a hérité : Dawn signifie « aube ». Le prénom équivalent en arménien est Archaluys, et c’était le prénom de sa grand-mère, celle avec qui son grand-père prit un nouveau départ.
Propos recueillis et traduits de l’anglais par Jilda Hacikoglu