Carola Hähnel-Mesnard et Katja Schubert (dir.)
Berlin, Frank & Timme, Verlag für wissenschaftliche Literatur, 2016, 158 p.
Contrairement à l’Allemagne de l’Ouest, l’Allemagne de l’Est n’engagea pas de Vergangenheitsbewältigung, de travail pour surmonter le passé nazi. Cependant, la Shoah n’était pas totalement absente de la production culturelle de RDA. C’est ce que montre le volume de Carola Hähnel-Mesnard et Katja Schubert, consacré à la littérature d’ex-Allemagne de l’Est sur Auschwitz. Il était nécessaire de consacrer un ouvrage à cette production spécifique, car la germanistique allemande nie plutôt son existence.
Les contributeurs du volume, tous issus de la germanistique française (ou polonaise), répondent à Wolfgang Emmerich, auteur en 1996 d’une histoire de la littérature de RDA ‒ qu’il a quittée à 17 ans en 1958 ‒, pour lequel la Shoah n’a pas été sérieusement traitée par les auteurs de RDA, ni avant ni après 1989. Pour expliquer ce silence, Emmerich a fait paraître deux articles, en 2010, puis en 2015, sous-tendus par quatre thèses qui depuis font autorité : 1) suivant la doctrine Dimitrov, la RDA expliquait surtout le fascisme par l’impérialisme, et non le racisme ou l’antisémitisme ; 2) elle se percevait comme l’Allemagne antifasciste et mettait en valeur les résistants communistes, et non les victimes juives ; 3) elle se considérait comme vainqueur de l’histoire, de sorte qu’une confrontation aux crimes nazis semblait inutile ; 4) le projet socialiste permettait aux Juifs de se délester d’une identité juive dont ils ne voulaient plus et aux non-Juifs de remplacer une idéologie par une autre. Pour les éditrices du volume, ces quatre thèses correspondent au discours officiel de la RDA, mais pas forcément au positionnement réel des citoyens de RDA (p. 7-8). S’il s’agissait bien d’une mémoire taboue, elles montrent que ce n’était pas une mémoire absente. Les propos d’Emmerich sont à complexifier. Ils leur semblent particulièrement emblématiques d’un point de vue ouest-allemand, moral, critique, et péremptoire, qui finalement considère la réalité d’assez loin et produit plus de points aveugles que de réelles analyses (p. 18-19).
Carola Hähnel-Mesnard et Katja Schubert nous livrent donc une longue introduction qui dresse un tableau précis et nuancé de cette mémoire, avant et après 1989, qu’elle apparaisse de manière explicite (par exemple chez Barbara Honigmann) ou implicite (comme chez Christa Wolf). Une des questions centrales du volume est la question de la continuité et de la rupture, dans le rapport de ces écrivains à la RDA comme à la Shoah. Les contributeurs du volume se penchent ensuite sur la production post-Wende de six écrivains nés entre 1941 et 1971, donc sur trois générations d’Allemands qui ont entre 45 et 75 ans : Wolfgang Hilbig (*1941), Barbara Honigmann (*1949), Steffen Mensching (*1958), Jenny Erpenbeck (*1967), Dirk Brauns (*1968), Jakob Hein (*1971). Leurs profils sont très différents : Wolfgang Hilbig a quitté la RDA pour la RFA en 1985, Barbara Honigmann en 1984 pour la France, Jenny Erpenbeck est la petite-fille de Fritz Erpenbeck et Hedda Zinner, tous deux écrivains, Jakob Hein le fils du célèbre auteur Christoph Hein. Seuls Honigmann, Erpenbeck et Hein ont des origines juives. Pour Honigmann, ce sont ses parents qui ont connu la Shoah (en exil), pour Erpenbeck et Hein il s’agit des grands-mères. Dans ces trois cas, après la guerre, la première génération se sentait plus communiste que juive, du moins le voulait-elle et était-elle dévouée au parti. C’est qu’elle était déjà communiste avant la guerre et/ou que dans l’immédiat après-guerre la RDA a davantage dénazifié que la RFA. Parmi les auteurs non-juifs, seul Mensching semble avoir eu un grand-père nazi. Le père de Hilbig, officier de la Wehrmacht, est mort à Stalingrad. Dirk Brauns, lui, est d’une autre génération et son narrateur ne se penche réellement sur la culpabilité allemande qu’après 1989, et de manière obsessionnelle. Se trouvent donc analysées dans le volume des histoires familiales réelles (Honigmann, Hein), semi-fictives (Erpenbeck), des enquêtes archéologiques (Brauns, Mensching), ou des fictions (Hilbig). Les textes transportent rarement à l’époque de la guerre, il y est plutôt question de la difficulté d’être juif en RDA et du tabou de la Shoah dans ce pays (Honigmann, Hein, Hilbig). Erpenbeck et Mensching privilégient le temps long, imaginent une histoire qui couvre tout le XXe siècle, de sorte que le judaïsme ne se réduit pas à la Shoah et le communisme à la RDA. Mensching et Brauns mêlent documentation réelle et fiction, Erpenbeck histoire familiale et fiction.
Sans surprise, du fait du refoulement de la mémoire de la Shoah en RDA, cette mémoire fait figure après 1989 de « travail de deuil qu’il s’agirait de rattraper » (p. 69). Ainsi, Hilbig, auteur de fictions provocantes, par leur langue et leurs thèmes, avant et après 1989, évoque davantage la Shoah après avoir quitté la RDA, et plus encore après la chute du Mur. En l’occurrence, il apparaît même que « la fin de la RDA fait remonter à la mémoire la fin du régime national- socialiste » (p. 64). De fait, le parallèle est souvent fait, en Allemagne, entre les dictatures et on parle même, non sans controverses, de doppelte Vergangenheitsbewältigung. Dans Heimsuchung (2008), Erpenbeck souligne par exemple qu’un beau jour le salut nazi s’est transformé en salut socialiste (p. 92). Aucune Ostalgie, donc, ni chez les auteurs, ni chez leurs exégètes qui – ponctuellement – peuvent même formuler quelques réserves sur les œuvres, par exemple sur quelques passages qu’ils trouvent un peu kitsch (Erpenbeck écrivant sur une enfant cachée dans un ghetto puis déportée [p. 98], ou Brauns avec sa fiction sentimentale de réconciliation entre un ancien déporté juif et un jeune professeur allemand, [p. 151,154]).
Sous la plume des auteurs, l’Allemagne réunifiée n’est pas non plus parfaite, en témoignent ces mots de Jakob Hein, après la mort de sa mère, cités dans ce volume (p. 139-140) : « Avant sa naissance, ma mère était trop juive. Ses parents avaient été trop juifs pour se marier en Allemagne. Son père avait été trop juif pour avoir le droit de vivre. Ma mère était suffisamment juive pour devoir se cacher dans une cave parce que, selon la loi, elle n’avait pas le droit de vivre. Elle était trop juive pour avoir une enfance moyennement heureuse. Trop juive pour avoir une parenté. Encore assez juive pour la communauté juive de RDA. Assez juive enfin pour développer une maladie grave. Mais après sa mort, elle n’était pas suffisamment juive pour mériter le cimetière juif de Berlin. » (Qui sait ? Peut-être même que c’est bien…, 2004, trad. de M.-H. Quéval, L’Inventaire, 2011 : p.117-118) Le volume rappelle donc salutairement qu’il existait une mémoire de la Shoah en RDA, une mémoire discrète certes, mais à la mesure aussi de la très faible population juive est-allemande. Il démontre également que vingt-sept ans après la chute du mur, la division Est-Ouest reste pertinente pour quiconque souhaite analyser des textes littéraires allemands qui, depuis la Wende, ont été écrits sur la Seconde Guerre mondiale.
Paru dans le n° 1, septembre 2016, p. 133-134.