La « mémoire culturelle » (kulturelles Gedächtnis) est un terme inspiré à Jan Assmann, théoricien de la « culture mémorielle » (Erinnerungskultur), par la lecture de Maurice Halbwachs en 1986 (Harth, 2010). Dans les années 1920, un milieu intellectuel se forme en effet en France qui voit des théoriciens de différentes disciplines, notamment de l’histoire et de la sociologie, se retrouver autour de nouveaux concepts comme les représentations collectives, et dont émergea l’école des Annales. C’est à cette époque que Maurice Halbwachs publie Les cadres sociaux de la mémoire (1925), où il théorise la mémoire collective qu’il développera dans son article « La mémoire collective des musiciens » (1939), la Topographie Légendaire des évangiles (1941) et La Mémoire collective (à titre posthume, 1950). Selon Halbwachs, la mémoire qu’a un individu de son passé est déterminée par la société dans laquelle il vit. Mais cette société a elle-même un passé commun qui remonte à sa fondation et dont héritent ses membres. Elle a donc, par métaphore avec la mémoire individuelle, une mémoire commune de ce passé qui détermine les croyances, les cadres de valeurs de ses membres, et qu’Halbwachs désigne par le terme « mémoire collective ». À la même époque en Allemagne, l’historien de l’art Aby Warburg parle d’une mémoire sociale (soziales Gedächtnis) lorsqu’il met en évidence la médiatisation de la mémoire de la culture antique à travers les œuvres d’art dans son projet d’Atlas mnémosyne. La Seconde guerre mondiale et l’aporie des modèles collectif et culturel qu’elle révèle suspendent la diffusion de ces théories. Ce n’est que dans les années 1970 que Pierre Nora, historien français, renoue avec elles et les poursuit en rédigeant la notice « Mémoire collective » de La Nouvelle histoire (1978). Il introduit alors la notion de « lieux de mémoire », qu’il entreprend de recenser pour la nation française avant qu’ils ne disparaissent. « On ne parle tant de mémoire que parce qu’il n’y en a plus », explique-t-il dans la présentation des Lieux de mémoire (1984). « Le sentiment de la continuité devient résiduel à des lieux. […] Ce sont d’abord des restes. La forme extrême où subsiste une conscience commémorative dans une histoire qui l’appelle, parce qu’elle l’ignore. » L’entreprise éditoriale est très vite imitée dans plusieurs autres pays dont l’Allemagne (Deutsche Erinnerungsorte) où se développe par ailleurs la Kulturwissenschaft à Heidelberg avec comme chefs de file Jan et Aleida Assmann. Dans les années 2000, Harald Welzer intègre les apports des neurosciences et de la psychologie pour distinguer la mémoire communicative de la mémoire sociale, inconsciente. Influencé par la place devenue centrale de la Shoah et les cultural studies, axées sur les identités, ce champ d’étude se transnationalise et fait l’objet de tentatives de théorisation. Dans le milieu anglo-saxon des cultural memory studies, la mémoire culturelle est un terme « parapluie » synonyme de mémoire collective mais mettant l’accent sur le contexte socio-culturel de cette mémoire. Dans son sens le plus large, la mémoire culturelle désigne « l’interaction du présent et du passé dans des contextes socio-culturels donnés. » Dans « mémoire culturelle », « culturelle » est donc une métonymie pour les contextes socio-culturels et leur influence sur la mémoire (Erll, 2010).
L’association des termes « mémoire » et « culture » a ceci de particulier que leurs définitions respectives s’intègrent l’une l’autre. La culture est l’objet de cette mémoire collective qui fonde en retour cette collectivité comme culture. Pour Iouri Lotman et Boris Ouspenski, sémioticiens de l’école Tartu-Moscou, la culture elle-même est mémoire, la « mémoire non héréditaire d’un groupe » ; la culture est un « système de mémoire collective et de conscience collective ». « Fixé dans la mémoire culturelle », le passé « acquiert une présence permanente. La mémoire d’une culture n’est pas uniquement construite comme une réserve de textes, mais aussi comme un certain mécanisme pour leur génération » (« Binary Models in the Dynamics of Russian Culture », 1977). De fait, les trois composantes sociale, matérielle et mentale de la culture que l’on retrouve généralement en anthropologie et en sémiotique, ont été reprises par les études mémorielles pour être appliquées à la mémoire culturelle. Celle-ci, prise dans son sens le plus large tel que défini par Astrid Erll, a ainsi pu être divisée en mémoire sociale, mémoire matérielle ou médiatisée, et mémoire mentale ou cognitive (Erll, 2010). Pour Jan et Aleida Assmann, la mémoire culturelle est essentiellement médiatisée et institutionnalisée. Autrement dit, elle est véhiculée par des porteurs externes qui lui permettent de perdurer dans le temps au-delà des trois à quatre générations pouvant coexister. Parce qu’elles sont les plus opérantes pour distinguer la mémoire culturelle d’autres types de mémoire collective, nous reprendrons ici les caractéristiques de la mémoire culturelle énumérées par ces deux auteurs : le contenu de la mémoire culturelle est l’histoire mythique et les événements ayant eu lieu dans le passé absolu, d’où une structure temporelle correspondant au passé absolu, au temps « historique » (sans limite en soi, ou « 3000 ans ») ou au temps mythique primordial. Il s’agit donc d’une structure transgénérationnelle. Cette mémoire nécessite sur le plan formel un haut degré d’éducation ou bien une communication cérémonielle, des structures de participation spécialisées organisées hiérarchiquement et un langage « classique » ou formalisé. Elle est médiatisée grâce à des « porteurs » de deux ordres : la répétition de pratiques symboliques – traditions, rites, canonisation d’artefacts, danses et performances de diverses sortes, jours fériés – et des représentations matérielles (mémoire de « stockage ») – symboles et signes, livres, textes, images, icones, films, bibliothèques, musées, archives, monuments. (Jan Assmann, 2010 et Aleida Assmann, 2006)
C’est en premier lieu sur la distinction passé proche/passé lointain que Jan Assmann a dissocié la mémoire communicative (kommunikatives Gedächtnis) et la mémoire culturelle (kulturelles Gedächtnis), la mémoire communicative reliant le présent au passé proche, la mémoire culturelle au passé ancien. Or c’est également en partie sur cette distinction qu’ont pu être opposées la mémoire et l’histoire depuis le XIXème siècle, l’histoire prenant le relais de la mémoire après la mort des témoins. Les rapports entre histoire et mémoire ont toutefois été repensés de telle sorte qu’elles ne s’excluent plus forcément l’une l’autre. Pour Astrid Erll, l’histoire n’est qu’un mode parmi d’autres d’appréhension du passé, bien que certainement la voie encore la mieux régulée et la plus sûre pour le reconstruire. Autrement dit, l’histoire est une composante de la mémoire culturelle. Selon Aleida Assmann, la mémoire réclame l’histoire pour s’y appuyer car elle est en demande d’explications, de contextualisation. Elle souligne également une démocratisation des rapports au passé. Inversement, depuis les années 1970 et notamment Michel de Certeau (L’écriture de l’histoire, 1975), les méthodes historiographiques ont été reconsidérées et le témoignage revalorisé. La mémoire exprimée à travers le témoignage sert désormais l’histoire. Néanmoins Halbwachs distingue clairement histoire et mémoire dans la mesure où la mémoire collective ne renvoie pas forcément à quelque chose qui a existé historiquement. Elle n’est pas l’histoire car entre en elle une part d’imagination, d’oubli, et surtout de croyances. Cependant, « une vérité, pour se fixer dans la mémoire d’un groupe, doit se présenter sous la forme concrète d’un événement, d’une figure personnelle ou d’un lieu. » (Topographie, p. 158) Cette condition vient éclairer des réalités telles que les « lieux de mémoire » ou les rites et dogmes du peuple juif dispersé, privé du temple après sa destruction (Jan Assmann, 2002), mais aussi le fait que le pouvoir politique puisse manipuler cette mémoire sur laquelle un groupe s’appuie pour construire un certain sens du passé, et ce en jouant sur ses croyances, mettant en avant tel ou tel événement, personnage historique ou mythique, ou au contraire en les écartant.
Dans un effort de synthèse de ces multiples apports théoriques, la mémoire culturelle peut être définie comme un ensemble de vérités fixées sous la forme de souvenirs de faits, de figures ou de lieux historiques ou non (mythiques…) appartenant au passé, qui sont rattachées à une doctrine, c’est-à-dire à une idée existant au sein d’un groupe durable et étendu et qui, pour être crue, se réclame d’une tradition vivante et de témoignages humains. Ces vérités sont véhiculées par des supports externes à l’homme, qui lui survivent du fait de leur durée de vie plus longue ou de leur transmission : œuvres d’art, écrits, institutions, rites, monuments, etc. Ces « porteurs », devenus des caractéristiques socio-culturelles du groupe, participent en retour à sa pérennité.
Jan Assmann voit la première manifestation de cette mémoire culturelle dans le culte des morts de l’Égypte ancienne, où la présence de la personne absente est représentée symboliquement (Harth, 2010). Jay Winter remarque de son côté qu’au XXème siècle, la plupart des monuments commémoratifs – les successeurs des pyramides – marquent la perte de la vie à la guerre. La commémoration dans ces lieux est alors un rituel dont l’évolution s’échelonne en trois étapes : 1. La construction d’une forme de commémoration dans des lieux qui ont une histoire ; 2. L’enracinement de l’action rituelle dans le calendrier (institutionnalisation) et routinisation ; 3. La transformation de ces lieux ou leur disparition en tant que sites mémoriels actifs : la signification initiale tend à disparaître avec les personnes qui les ont initiés. Le groupe qui s’y rend hérite de significations antérieures attachées à l’événement (on se souvient des souvenirs d’autres), de même qu’il en ajoute de nouvelles. L’activité de ce groupe est cruciale pour la présentation et la préservation de ces significations, dont l’actualisation est nécessaire (« Sites of Memory and the Shadow of War », 2010). « Musées, archives, cimetières et collections, fêtes, anniversaires, traités, procès-verbaux, monuments, sanctuaires, associations, écrit Pierre Nora, ce sont les buttes témoins d’un autre âge, des illusions d’éternité. D’où l’aspect nostalgique de ces entreprises de piété, pathétiques et glaciales. Ce sont les rituels d’une société sans rituels ; des sacralités passagères dans une société qui désacralise » (Lieux de mémoire, 1984). La manière dont Nora analyse les actes commémoratifs, en les comparant à des tentatives de retrouver une sacralité qui n’en a en fait plus que l’apparence, rappelle les termes utilisés par le penseur russe Nicolas Berdiaev dans sa critique de la culture : celle-ci « en tout renforce la notion de mauvais infini et […] n’atteint en rien à l’éternel ». « Les buts qu’elle a atteints sont symboliques, et non pas réels. » Dès 1914, il décèle une crise de la culture qu’il interprète comme « la volonté ultime de l’homme de passer des conditions symboliques au stade des réalisations absolues » (Le sens de la création, 1914). Cette crise de la culture passe selon Hannah Arendt par la perte des traditions à l’époque de la modernité. Pourtant l’on constate un regain commémoratif ces dernières décennies, mais il semble qu’il ne s’agisse plus d’une mémoire transmise. Comme l’écrit Jay Winter, même dans les lieux existants on apporte de nouvelles significations. Derrière cette volonté de tout commémorer, derrière le « devoir de mémoire », il y aurait en fait, plus qu’un besoin de mémoire, un besoin d’histoire selon Pierre Nora. On commémore entre autres ce qui ne l’a pas été jusque-là, utilisant une symbolique pour mieux la dépasser et toucher ce qui s’est réellement passé. La mémoire individuelle des témoins sert l’historiographie qui sert à son tour la mémoire du groupe, qui actualise le passé dans le présent. L’histoire prend en quelque sorte la place du sacré, des croyances, outils de transmission que la mémoire culturelle perd peu à peu dans la crise de la culture qui caractériserait notre époque.